En 2020, j’ai fini aux urgences, 2 fois. C’est quand même spécial d’aller à l’hôpital en 2020 pour une cause autre que la COVID-19, n’est-ce pas ?
Le mouton noir et le chemin qui mène aux urgences
En 2020, je menais la vie de rêve pour une jeune femme étrangère en France : Diplôme d’ingénieur, CDI, grande boîte, grand groupe…
Pourtant, chaque jour, je me réveillais avec un grand vide dans la poitrine et la frustration pleine la tête.
J’étais reconnaissante de ma merveilleuse condition de vie et je me répétais chaque jour que j’avais de la chance, qu’il y avait beaucoup de gens qui rêvaient d’être à ma place, qu’il fallait être satisfaite, qu’il fallait relativiser, qu’il fallait trouver les petits bonheurs dans le quotidien.
« Etre positif », ce n’est pas ça LE conseil que nous trouvons dans la plupart des discours de développement personnel ?
Imaginez une personne qui a des blessures aux pieds à cause d’une belle paire de chaussures. Chaque soir, elle met du baume sur ses talons gonflés en répétant « J’ai affreusement mal, mais ces chaussures sont vraiment belles, beaucoup de gens aimeraient avoir les mêmes chaussures que moi ! » Ceci n’est clairement pas la positivité mais le déni total.
Ma vie était parfaite, mais ce n’était pas la vie que je voulais. Cela peut sembler niaiseux pour les autres et trop utopique pour moi d’avouer que mon rêve est de devenir illustratrice.
Je fais partie des femmes grandies au Vietnam dans les années 90, à une époque où notre entourage nous répétait que les métiers de créations ne sont pas des vrais métiers, et surtout, pas des métiers pour femme.
Je dessinais depuis l’école maternelle. C’est excellent d’avoir un enfant qui aime créer dans la famille, jusqu’à ce que l’enfant annonce qu’il souhaite vivre de ses créations ! Mes années scolaires étaient donc des années de créations en cachette.
Je me souviens encore un matin d’hiver quand j’avais 13 ans (à l’époque où l’internet n’était pas si répandu et le smartphone n’existait pas), un professeur a reporté son cours, ce qui nous donnait 45 minutes de temps libre. J’ai couru à la librairie à 700 mètres du collège. Je plongeais ma tête dans un livre de dessin en apprenant par cœur un maximum de pages et en scannant les exemples avec les yeux. Le soir même, j’essayais d’appliquer ce que j’ai retenu sur un carnet de dessins fait maison caché sous un livre. Et j’attendais avec impatiente la prochaine occasion pour retourner dans la librairie, en espérant que le livre serait encore en rayon.
J’aurais aimé raconter ce passage comme si c’était des scènes de comédie qui montre une jeune fille rusée qui essayait de jouer des tours à ses parents et aux adultes pour exercer son hobby. Mais dans mon souvenir, il y avait juste un mouton noir perdu entre les interdictions, les jugements, les longues discussions, les incompréhensions et les compromis. La création m’apaisait, mais l’action de dessiner était toujours réalisée en me dépêchant. En TD de littérature, je me forçais à rédiger plus vite pour profiter de quelques minutes avant la fin pour continuer un dessin planqué entre les feuilles du cahier. Chaque minute de retard du bus après l’école était une précieuse minute pour avancer sur un dessin. Je grattais chaque instant qui se présentait pour dessiner car peut-être que l’instant suivant, ce dessin serait confisqué ou détruit.
Chaque « faux pas » qui m’éloignait de l’image de la fille parfaite serait considéré comme la faute du dessin. Je me rappelle comme si c’était hier le jour où la maison était imbibée de la déception de mes parents et de ma honte à cause de mon 0,1 point manquant sur mon bulletin de fin du semestre. Quand mon cousin me demandait innocemment pourquoi je n’ai eu que la mention assez bien et non pas la mention bien comme d’habitude, sa maman a répondu : « Parce qu’elle est idiote ! C’est évident, vu comment elle passait son temps à faire des dessins inutiles ! »
Aucun de mes arguments n’était valable, la croyance de mes proches restait inchangée : Si mon métier est de dessiner, ma vie sera forcément misérable et je deviendrais une personne inutile.
Heureusement que j’avais une dernière bouée de sauvetage : à cette époque où les parents vietnamiens avaient l’habitude de comparer sans cesse leurs enfants avec ceux des autres, j’ai trouvé le contre-exemple parfait : la fille d’un ami de mon père, une « fille modèle » qui était sage et brillante, qui dessinait et qui était à l’université d’architecture. Je l’appelais « chị Hà » (grande sœur Hà).
Chaque fois qu’elle passait à la maison, je rechargeais ma confiance, j’arrosais mes espoirs et les conversations avec mes parents autour de mon choix de vie devenaient plus paisibles…
Jusqu’au jour où ma mère m’a annoncé que «chị Hà » a changé de voie après 2 années à l’université d’architecture. Depuis, elle travaille dans l’économie. Jusqu’à aujourd’hui, je ne connais toujours pas la raison de son choix. Ce jour-là j’ai perdu mon dernier argument valable, mais je me souviens du soulagement dans les yeux de mes parents.
J’aurais aimé vous dire que j’ai continué à me battre, que j’avais réussi à convaincre mes proches, comme dans les films, et que je suis devenue une grande artiste.
Mais non, j’ai cessé de chercher à convaincre mon entourage. Peut-être que j’étais faible et lâche. C’est facile de crier haut et fort le slogan « Just do it – Il faut s’en ficher de l’avis des autres ». Mais à force d’entendre année après année depuis tes plus jeunes âges que ce n’est pas un vrai métier, que ce n’est pas pour toi, que tu n’es pas assez talentueux, que tu n’as pas la fibre artistique,… tu finis par te remettre en question .
J’ai décidé de vivre la vie parfaite, la vie qui rendrait mes parents fiers, car mes parents m’aimaient, car les parents avaient toujours raison, et parce que si je les déçois c’est sûrement parce que je ne les aime pas assez. J’ai donc fait le choix par amour.
Je suis partie faire les études en France. Tout était dans l’ordre, tout était parfait.
Je me répétais tous les jours combien j’étais chanceuse. Je menais ma vie comme une voiture roulant à toute vitesse sur une route bien tracée, traversant les repères classiques : diplôme, puis CDD, puis CDI. Un jour, cette voiture m’envoyait un premier signal d’alerte jaune clignotant. J’ai commencé à avoir des crises d’angoisse que j’interprétais comme des caprices d’une râleuse qui n’était pas reconnaissante de tout ce qu’elle avait. Les signaux d’alerte se multiplient : la nausée, les migraines, les maux de ventre, la tendinite…
La voiture roulait avec des triples voyants rouges pétants et elle atteindrait peut-être les repères suivants (du genre achat d’immobilier, puis famille, puis promotion…) s’il n’y avait pas l’évènement de mars 2020.
Non, je ne parle pas du premier confinement en France.
C’était un midi, je sortais de mon bureau, épuisée et frustrée (comme d’habitude). En passant le portail de la boîte, je me disais : « Si je pouvais ne pas revenir cet après-midi, ce serait bien… » Et comme ça, sans aucun symptôme, mon genou ne se tendait plus, je suis tombée par terre, mon dos était complètement bloqué et le moment suivant, j’étais transportée aux urgences dans un camion de pompiers !
Le hasard a pointé son nez avec un appel de la maman de mon cousin, celui qui se questionnait de ma mention assez bien au collège. Elle souhaitait que je donne des conseils d’orientation à son fils car celui-ci entrait dans la vie active.
La seule chose à laquelle je pensais c’était non, je ne voulais pas que mon cousin vive la vie que j’avais. Je ne voulais pas qu’il soit frustré au quotidien, qu’il utilisait toute son énergie pour se relativiser. Je ne voulais pas qu’il devienne un adulte aigri aux yeux éteints.
Ce jour-là je me suis rendue compte que je suis devenue un genre de « fille modèle » à qui les parents vietnamiens comparent leurs enfants.
Savez-vous ce qui est hilarant dans cette histoire ? Au moment où je faisais les études universitaires, le métier que je faisais n’existait même pas au Vietnam. Ce n’est pas forcément un métier de femme, et le secteur d’activité est loin d’être celui des femmes, surtout au point vu de ma culture d’origine !
J’ai compris que les adultes oublient vite, et marcher dans les chaussures qui détruisent les pieds n’est pas une preuve d’amour.
Du grand saut au blog
Il m’a fallu quand même un deuxième passage aux urgences avant de décider qu’il est urgent de changer de voie.
En octobre 2021, à l’anniversaire de mes 28 ans, j’ai quitté mon ancien boulot avec plein d’encouragement de mes anciens collègues pour une nouvelle aventure dans l’illustration.
Le jour où j’ai partagé cette nouvelle sur Instagram, j’ai reçu une vague de messages des jeunes que je ne connais même pas qui disait qu’il espérait faire la même chose un jour.
« Comme toi, tu l’as fait, je me dis que peut-être que moi aussi, je peux le faire ! »
Certaines personnes pensent que c’est ridicule de s’appuyer sur l’exemple d’une inconnue sur internet pour avoir le courage de se lancer. Mais je comprends à quel point un modèle identificatoire est important quand on vit dans un environnement où les croyances sont en conflits avec nos envies.
Un modèle identificatoire, c’est ce que « chị Hà » était pour moi.
En lisant ces messages envoyés par ces jeunes que je ne connais pas, je décide de prendre le relais de « chị Hà ».
Je ne serai pas votre argument ultime que vous utiliserez devant vos parents, mais peut-être que vous pourrez recharger vos énergies et vos espoirs en venant me lire.
En plus du dessin qui est resté fidèle à mes côtés depuis tout ce temps, pendant mon adolescence et le début de ma vie d’adulte, j’ai eu l’occasion d’exercer plusieurs activités créatives de façon plus ou moins professionnelle, comme l’écriture, le chant, le théâtre, la réalisation de court-métrage, l’organisation de spectacle…
J’ai donc envie d’utiliser toutes ces expériences pour construire un blog sur la créativité.
Encore une fois, j’aurais aimé dire que c’est une belle fin à l’histoire du mouton noir que je vous ai racontée jusqu’ici. Mais c’est évidemment que le début d’une longue aventure épineuse.
Même si je suis plutôt sereine avec le fait de recommencer à zéro avant le seuil de la trentaine, je ne peux pas ignorer le doute mélangé avec l’inquiétude chez les membres de ma famille et chez d’autres personnes à qui je tiens.
Je me suis rendue compte de l’écart entre la vision du grand public sur les métiers créatifs et la réalité (avec les clichés des artistes fauchés, des artistes perchés ou des artistes méprisants qui se croient être au-dessus de tout le monde…).
Et c’est difficile de casser les clichés en une ou deux phrases au milieu d’une discussion.
Ce blog sera donc l’endroit où je partage les histoires de création, mes réflexions sur la vie durant le parcours pour devenir créatrice et les leçons de vie que j’ai apprises suite aux processus de création. J’espère pouvoir aider à faire comprendre que la créativité n’est pas réservée qu’aux élites (ou qu’aux gens bizarres).
Bienvenue dans l’aventure !
Keep creating!
Tu Ha An
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Jeanne
Puisse ta nouvelle vie être une bonne paire de chaussures confortables et inusables ♥️
Tu Ha An
Merci Jeanne <3
Nanie CAVIGNAC
Je te souhaite plein de belles et bonnes choses dans ta nouvelle vie. Tu es ma vidéaste préférée et je te suivrai avec plaisir sur ton nouveau chemin si tu continues à partager avec nous. Bonne chance ! Bisous ! Nanie
Tu Ha An
Merci Nanie de m’avoir toujours soutenu depuis tout ce temps. J’essaierai de revenir sur YouTube dans un futur proche. J’espère que nous pourrons nous revoir bientôt. Bisous.
Viet Chau Linh Nguyen
Réaliser son rêve d’enfance, ça fait un peu gnangnan, mais entre nous on comprend parfaitement bien que cela nous anime et combien cela nous est crucial. Félicitations pour cette décision courageuse. C’est bien sûr facile de dire qu’il ne faut pas prendre en compte l’avis des autres mais nous avons une seule vie! J’espère que ton histoire en inspirera beaucoup d’autres et les amènera à réfléchir sur ce qu’on a envie d’être, de ne pas être, pourquoi nous avons telle ou telle manière de concevoir les choses et est-ce la meilleure manière, etc. Et de savoir faire des choix pour nous-mêmes. Merci pour ton énergie positive qui perdure malgré les épreuves. Bon courage et plein de câlins!!!
Tu Ha An
Merci pour tes mots. Je suis surprise de recevoir un commentaire de ta part, vu tout ce que nous partageons déjà durant des heures et des heures au téléphone chaque semaine. Merci à toi d’avoir toujours été à mes côtés depuis le jour où nous étions encore les jeunes filles rêveuses. Merci à toi d’avoir été comme une marraine pour ce blog. 😀 Faire le choix n’est jamais simple si derrière nous il y a des enjeux familiaux, affectifs, culturels… Merci à toi d’être une de ces femmes/ êtres humains courageux qui ont suivi leur rêve malgré les obstacles. Et merci de m’avoir accompagné, à chaque fois que j’ai un choix à faire.