Edité par mon amie d’enfance Nguyen Viet Chau Linh et mon amie de longue date K.L.
Je n’ai pas de don pour le dessin.
Généralement, quand j’annonce une chose pareille, mes amis (adorables et bienveillants comme ils sont) se donnent directement pour mission de rehausser ma confiance en soi, étant persuadés que c’est le syndrome de l’imposteur qui prend la parole à ma place.
Comme je suis illustratrice, cette déclaration peut paraître absurde. Certaines personnes peuvent même penser qu’il s’agissait de la fausse modestie, ou que je me rabaissais pour but d’obtenir un compliment en retour, du type : « Ben voyons, mais bien sûr que si, tu dessines vraiment bien… »
Je suis consciente que je dessine bien. Par ailleurs, je ne pense pas que cela vienne d’un don. Je pense même que la façon dont nous percevons la notion de “don” (ou « talent inné », « génie », « prodige » …) comme étant une condition nécessaire au déploiement et à l’essor de la créativité est problématique.
Le piège de la case du « don »
La distinction entre les « doués » et les « non-doués »
Le don est un concept difficile à définir. Il n’existe pas de « certificat de don ». Pourtant, les adultes persistent à apposer l’étiquette « doués » versus « non-doués » sur les enfants dès leur plus jeune âge.
Le danger de cette distinction est dans le fait que ce sont les adultes qui décident si un enfant a le droit ou non de continuer à créer. Nous avons tendance à penser que si un enfant n’est pas doué dans un domaine à la base, ce sera insensé de l’orienter là-dedans. Il aura peu de chances de réussir, surtout face à ceux qui ont été identifiés comme talentueux. C’est aussi un des arguments qui poussent certains parents à empêcher leurs enfants de suivre une voie artistique. Dans ce cas-là, le souhait de l’enfant est généralement considéré comme utopique par rapport à son « vrai » potentiel.
Cet excuse de “je n’ai pas de don” quand il s’agit de commencer une activité dont ils ont envie depuis des années sortent aussi de la bouche des adultes. Peut-être que cela traduit un manque de confiance en soi et l’angoisse de devoir investir de l’argent, du temps et des efforts, alors que nous vivons dans une ère où nous sommes déjà habitués à obtenir des récompenses immédiates par le biais des solutions rapides et faciles.
Mais quoi qu’il en soit, ce concept de don (ou de son absence) pourrait induire des façons de penser erronées, comme la tendance à imaginer que la vie des “doués” soit facile, qu’ils seront poursuivis par la réussite et l’épanouissement quel que soit ce qu’ils en fassent de leur temps. Ou peut-être qu’il faut forcer les enfants “doués” à pratiquer et à créer, faute de quoi leur talent serait gaspillé. Ces enfants portent sur leurs épaules l’obligation de réussir, alors qu’ils n’auront probablement pas envie de faire carrière de ce don grâce auquel ils sont admirés et encensés par les autres.
Pour ceux qui décident de développer son « don », ils font face à une idée reçue qui est malheureusement trop répandue :
« Don » égale « facile »
Aussi étrange que cela puisse paraître, la plupart des créateurs (y compris moi-même) n’apprécient pas les compliments portant sur notre “don”. Cela nous donne l’impression qu’on minimise nos efforts et nos années de pratique, en pensant que créer est aussi facile qu’un claquement de doigts puisque nous avons la chance d’avoir le don.
Cependant, il y a quelques années, j’étais d’un tout autre avis. Faisant partie des enfants étiquettés « non-doués », j’ai longtemps voulu montrer le contraire afin de me donner la légitimité en tant que créatrice. J’étais persuadé que j’y arriverais en faisant croire que je pourrais atteindre la perfection sans effort.
Ce phénomène de « duck syndrome » (syndrome du canard), découvert par les chercheurs de l’Université Pennsylvania et l’Université Stanford, se manifeste chez les étudiants qui s’efforcent de donner l’impression qu’ils ont tout pour eux. Ces étudiants, comme un canard, semblent calmes et placides en apparence, mais qui pataugent frénétiquement pour « rester hors de l’eau » en répondant aux exigences académiques, sociales et communautaires liées à l’obtention d’un diplôme universitaire ou plus.
Accomplir une telle performance sans pouvoir partager ses difficultés est comme porter un mensonge qui nuit petit à petit à la qualité de vie ainsi qu’à la santé physique et mentale. Pourtant, si la société persiste à associer le « don » et la « facilité », le « duck syndrome » aura encore de beaux jours devant lui.
Faut-il faire abstraction du don ?
Si le concept du don pose autant de problème, serait-il mieux d’en faire abstraction ? Faut-il priser davantage la pratique intense comme moyen d’accès ultime à la réussite ?
Selon la règle des 10 000 heures, établie par Anders Ericsson, il faut environ 10 000 heures de pratique pour maîtriser un domaine donné. Faut-il réinventer notre manière de concevoir les compétences créatives, en attribuant tout le crédit aux efforts et aux heures de pratique, et en rejetant au passage tout ce qui a attrait au “don inné” ?
L’existence des enfants prodiges
Supposons que nous nous engageons dans la pratique intense dans le domaine de la musique pendant 8 heures par jour, 5 jours par semaine durant toutes les 52 semaines de l’année, il nous faudra presque 4 ans pour atteindre les 10 000 heures de pratique.
Cependant, Mozart a su jouer une sonate à l’âge de quatre ans et composé son premier concert à six ans.
Dans le cas des enfants « génies » dont le talent s’éveille dès leurs jeunes âges, sans passer par l’apprentissage intense, la règle des 10 000 heures n’est pas applicable. Plusieurs études ont été menées afin de chercher à résoudre le mystère concernant la précocité intellectuelle chez ces enfants en analysant les facteurs neurobiologiques ou socio-familiaux. Et cela n’accentue qu’une réalité : nous ne sommes malheureusement pas tous égaux à la naissance en matière de talent.
Incontestablement, les cas d’enfants au talent extraordinaire comme celui de Mozart restent exceptionnels. Pourtant, cela n’empêche pas des milliers de personnes de devenir de grands artistes dans la musique.
La prédisposition
Nous ne pouvons pas nier l’existence du « don » chez certains individus. Néanmoins cela ne signifie pas que ceux qui ne sont pas dotés de « don » n’ont rien de spécial. Plusieurs entre nous peuvent posséder une prédisposition dans un domaine précis.
Dans mon cas, je ne pense pas détenir un don pour l’art visuel en général, cependant, je pense avoir une prédisposition spécifique dans l’association des couleurs. Cela ne signifie pas que je peux préconiser impérativement quelle est la couleur idéale pour votre présentation PowerPoint ou pour le mur de votre salle à manger. Ma prédisposition se manifeste par le fait que je n’ai jamais été bloquée dans le choix des couleurs sur mes propres illustrations, sans avoir d’argument explicatif derrière.
L’oreille absolue, la faculté d’identifier une note jouée isolément, est également un exemple de prédisposition. Avoir l’oreille absolue n’équivaut pas avoir du talent en musique. Même si le concept semble fascinant, il n’est pas si rare. On rencontre souvent l’oreille absolue chez des individus qui sont aveugles de naissance, ou le sont devenus très jeune. Les habitants des pays dont la langue est tonale ont aussi plus de chance d’avoir l’oreille absolue.
La prédisposition semble être moins extraordinaire que le talent de génie comme celui des enfants prodiges. De plus, la prédisposition, qui ressemble à une légère facilité dans un sous-domaine, n’influence pas forcément la réussite, ni le développement de carrière.
Deux illustrateurs qui ont le même style et le même univers pourront tout à fait avoir des prédispositions différentes. L’un peut avoir des facilités en perspective et l’autre en encrage. Cela ne les empêche pas d’acquérir les compétences techniques et la connaissance dans l’élément qui ne leur est pas prédisposé (l’encrage pour le premier ou la perspective pour le deuxième) et de se retrouver au même niveau.
Dans le monde de la musique, seul 15 % des musiciens ont l’oreille absolue, comme l’indique une étude californienne menée en 1998 chez plus de 600 musiciens.
Tout talent peut être acquis !
Dans le cadre de ma reconversion professionnelle, j’ai eu l’opportunité d’entrer en contact avec plusieurs créateurs, dont certains artistes récompensés lors des concours et des festivals prestigieux. Au moment où j’ai abordé le sujet du « don » dans la créativité, tous les intervenants ont fait la même déclaration : Un geste qui parait simple, naturel, rapide, considéré comme la preuve d’un don extraordinaire chez l’artiste par le grand public, est, souvent, le fruit de 10 ans d’apprentissage et de pratique, en commençant par des mini-gestes ordinaires et banals.
La pratique reste la clé
L’article L’efficacité de la formation à la créativité : Une étude quantitative (The effectiveness of creativity training: A quantitative review) a relevé que l’entrainement peut augmenter la créativité sur tous les sujets expérimentés, peu importe l’environnement et les critères.
Nous pouvons penser qu’un travail comme « nez », étant capable de sentir et de concevoir des compositions odorantes, demande certainement un talent inné. Mais François Demachy, nez chez Dior depuis 2006 et parfumeur depuis trois décennies a déclaré en parlant de son travail : « Il faut aussi « savoir sentir », c’est un effort. Tout le monde ou presque en a la capacité mais c’est une question d’entraînement. »
Si vous avez trouvé votre passion et votre prédisposition dans le même domaine, vous pouvez commencer par cette base puis pratiquer pour la renforcer et l’exploiter comme un point fort.
Néanmoins, comment faire si vous pensez que vous ne possédez aucune prédisposition ?
Faisons des tests !
Je n’ai pas découvert ma prédisposition concernant l’association des couleurs quand j’étais enfant.
A la base, je n’aimais pas colorier. Durant les cours d’art plastique à l’école primaire, je n’ai jamais été bonne en coloriage (basant sur la maitrise des techniques comme colorier sans dépasser les traits ou réaliser des dégradés…). Les séances de coloriage me paraissaient pénibles et interminables.
Avec la mode des mangas qui envahissait mon adolescence, je suis longtemps restée sur le terrain des dessins en noir et blanc, jusqu’à mes 25 ans, l’année où j’ai découvert l’aquarelle. Comme j’ai tout de suite aimé ce nouveau médium, je dessinais beaucoup plus en couleur. En pratiquant avec d’autres aquarellistes, j’ai découvert que j’ai une facilité dans le choix des couleurs. Je me suis rendue compte que je me suis mises toute seule dans la case des « non doués pour la couleur », tandis que c’était juste la technique de coloriage en pastel mou, l’outil enseigné à l’école primaire, qui ne me convenait pas.
Dans le livre Une nouvelle psychologie de la réussite (Mindset: The New Psychology of Success), Carol S. Dweck a identifié deux types d’état d’esprit: l’état d’esprit croissant (growth mindset) et l’état d’esprit fixe (fixed mindset).
Les personnes ayant une mentalité fixe ont peur de prendre des risques et se concentrent uniquement sur le problème et non sur la solution. La société nous incite à croire à des normes d’intelligence ou de réussite qui, pour l’esprit fixe, finissent par devenir des sources de frustration. (Par exemple : c’est absurde de suivre la voie créative sans être doté d’un don.)
Les personnes ayant une attitude de croissance pensent que l’erreur est une source d’apprentissage. Ils peuvent se sentir mal à propos de l’échec pendant un moment, mais ils se concentrent ensuite sur la solution. Ces personnes ne se renferment pas dans la case « doué » ou « non doué » et sont toujours prête à explorer les nouvelles possibilités.
Le meilleur moyen pour découvrir sa prédisposition, et même son talent est de garder un état d’esprit croissant.
Les deux paragraphes précédents regroupent des partages pragmatiques que j’ai appris durant mon parcours pour devenir créatrice professionnelle. Cependant, si je dois faire une conclusion sur le sujet du don dans la créativité, je dirai :
Oublions le « don » !
Le problème du « don » n’est pas dans le concept lui-même, mais dans notre façon de l’interpréter.
Face à la question « Bien sûr que nous pouvons tous créer de l’art sous une forme quelconque, mais seuls quelques-uns d’entre nous peuvent être géniaux, n’est-ce pas ? », Elizabeth Gilbert a fait une réponse dans son livre Comme par magie (Big magic) :
« …je vous supplie de ne pas vous soucier de ce genre de définitions et de distinctions. Cela ne fera que vous accabler et vous ronger et il faut que vous restiez le plus léger et le plus libre possible pour pouvoir continuer de créer. Que vous vous considérez comme brillant ou comme un raté, contentez-vous de créer ce que vous avez besoin de créer et balancez-le-nous. Laissez les autres vous enfermer dans une casse tant qu’ils veulent. Et ils le voudront, parce qu’ils aiment cela. A vrai dire, ils ont besoin d’enfermer dans les cases pour avoir l’impression qu’ils ont mis une sorte d’ordre rassurant dans le chaos de l’existence. »
Ce paragraphe a été libérateur pour moi. Ces lignes m’ont permis de commencer le blog, moi qui ai du mal à m’exprimer à la base, moi qui n’ai trouvé aucune prédisposition dans l’écriture.
Tous les passe-temps créatifs n’ont pas pour obligation d’être transformé en carrière. Tant que l’action de créer vous plait elle-même, ne laissez pas le concept du « don » vous empêcher de vous amuser !
Pour finir…
Je n’ai pas de don en dessin.
Mais face à un Directeur Artistique avec qui j’ai envie de collaborer, je lui dirai que je suis motivée et que j’ai confiance en notre collaboration. J’ai des compétences acquises et maîtrisées à la suite des années de pratique. Je suis consciente de l’importance de l’apprentissage en continu, et je ne cesserai jamais de faire des efforts.
Et surtout, je m’amuse tous les jours en le faisant !
Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant !
Pablo Picasso
Keep creating!
Tu Ha An
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Chloé
Quel plaisir de te lire même si je suis un peu en retard dans la lecture des articles !! J’ai également commencé à lire le livre d’Elizabeth Gilbert, ses conseils sont si précieux et renforcent ma confiance !! Plusieurs lectures me permettront de bien intégrer les concepts 🙂
Tu Ha An
Merci à toi d’avoir pris le temps de lire mon article. Je pense que tous les créatifs et créatives qui doutent doivent lire le livre d’Elizabeth Gilbert au moins une fois 😀
Chloé
Je suis tellement d’accord avec toi !! Ma première lecture de ce livre est terminée mais je suis à peu près sûre de le relire, il y a encore des choses qui m’échappent encore 🙂