Edité par Jo, mon éditrice en cheffe
Cet article est accompagné d’une vidéo :
La dernière fois que je vous ai partagé les coulisses d’un vrai projet client, c’était il y a un an. Entre temps, vous n’avez découvert mon processus de travail qu’à travers des projets personnels et un « faux » projet client.
Aujourd’hui, je vais vous emmener dans les coulisses d’un vrai projet client, avec les vraies consignes, les vraies demandes de modifications, et même, les vraies bourdes (oui, parce que ça arrive).
Vous verrez qu’aucun détail de l’illustration n’était mis au hasard, vous comprendrez le lien avec le passé et le futur dans une seule illustration et vous découvrirez la vie magique d’une illustration, au-delà d’une commande.
Un projet spécial, un sujet spécial et une cliente encore plus spéciale
« Duyên »
A l’âge de 11 ans, Hương, une fille vietnamienne, a partagé un paquet de chips en cachette, durant la séance de sieste, avec une camarade de classe.
En vietnamien, il existe le mot « duyên » qui signifie le lien prédestiné que l’on croit être à l’origine de la rencontre entre les personnes.
Hương ne savait pas qu’au moment où la première chips était dévorée, elle avait tissé le « duyên » avec la personne la plus chaotique de son entourage futur.
Hương est pragmatique, intelligente et beaucoup plus mature que son âge. Elle a vite détecté à quel point le rêve de sa camarade paraissait utopique. Mais bizarrement, elle l’a soutenue.
Elle a continué à la soutenir malgré la différence dans leur philosophie de vie, malgré les 7846 km qui séparaient les deux filles par la suite, malgré de multiples décisions insensées, inconscientes et improbables que son amie a pu faire.
Puis, presque 20 ans plus tard, avec son soutien inconditionnel, son amie a réalisé son rêve : devenir illustratrice.
Le début de la trilogie
Vous avez sûrement deviné : c’est moi, l’amie chaotique de Hương.
Le plus grand chaos que Hương a dû endosser pendant longtemps était mon incapacité à refuser des demandes de dessin gratuit. Cela entraînait, pour moi, des heures de conversations téléphoniques remplies d’introversion et de questionnements.
Pendant nos 20 ans d’amitié, par manque de temps de ma part, et comme Hương était horrifiée à l’idée de me faire travailler sans rémunération, elle n’a reçu que deux dessins venant de moi.
Pourtant, ces deux seules illustrations ont marquées deux tournants dans ma vie créative :
- En 2019, le dessin qui annonçait la naissance de son premier enfant, dont le surnom est « Bơ », était celui qui valide mon amour pour l’aquarelle. Depuis ce jour-là, l’aquarelle est devenue mon outil principal de création.
- En 2021, le faire-part pour l’arrivée de son deuxième enfant, dont le surnom est « Susu », était l’illustration qui confirme mon style de dessin que je garde jusqu’à aujourd’hui.
Cette année, en 2023, pour ces 30 ans, Hương a décidé de s’offrir un cadeau en faisant appel à mon service pour une illustration de ses 2 enfants. Elle voulait une illustration qui forme une trilogie avec celles de 2019 et 2021, qui ont apporté plus de chance à celle qui offrait qu’à celle qui recevrait.
Le brief – challenge accepted !
Les souhaits de Hương étaient précis, mais il restait beaucoup de terrain pour la liberté créative :
- Réalisation d’une illustration colorée, en pleine page, qui met en scène Bơ et Susu, basée sur une photo d’eux
- Technique : technique traditionnelle, aquarelle sur papier
- Taille : 14cm x 14cm
- Ambiance : fantastique, rêverie
- Les détails à faire paraître :
- La posture assise des enfants, ainsi que leurs habits, comme dans la photo de référence
- Les motifs sur les áo dài, tenus traditionnels portés par les enfants
- Les enfants sont pieds nus (comme leur habitude)
Bref, il s’agit d’une commande d’illustration onirique, avec les éléments culturels. Et c’est exactement le type de consignes qui m’animent le plus.
Etape 1/3 : Les recherches et le croquis aux traits rough – Niveau FACILE
La première étape de la création allait comme sur des roulettes. J’ai créé le croquis sur tablette, pour avoir plus de facilité à effectuer des modifications.
Les personnages principaux
J’ai reproduit presque à l’identique la posture des deux enfants sur la photo, à un détail près. J’ai posé la main gauche de Bơ sur l’épaule de sa sœur, pour créer plus de connexion entre les deux, et pour dégager le motif brodé sur sa tenue.
Les personnages secondaires
Bơ et Susu sont dessinés sur le dos d’un chat magique. 2023 est l’année du chat dans le calendrier lunaire du Vietnam. De plus, le chat est l’animal préféré de Bơ.
Le buffle et le chien représentent les années de naissance des frangins, en signe zodiaque vietnamien. Ces animaux étaient déjà présents sur l’illustration qui annonçait la naissance de Susu.
L’emplacement des animaux, avec le chien au plus loin et le chat au plus près, représentent le temps qui passe.
Paysages et détails
Le paysage rappelle la nature du Vietnam, le pays d’origine des deux enfants, que Hương a envie de leur faire découvrir dans un futur proche. Cela représente également le côté dénivelé de Lyon, leur ville natale.
Les détails sur le dos du chat et sur les collines sont des clins d’œil aux surnoms des enfants. En effet, Bơ signifie « avocat » en vietnamien, et Susu signifie « chayotte ».
L’image des livres ouverts soulignent l’univers fantastique de l’illustration, comme dans les histoires que Bơ et Susu commencent à découvrir. Ces pages peuvent être des pages de connaissances qui ouvrent le futur, ou des pages de journal intime qui gardent éternellement les souvenirs.
Les modifications du croquis rough
En recevant le premier croquis, Hương a souhaité effectuer 2 modifications :
- Enlever un peu de « joue » sur le visage des enfants, car en réalité, Bơ et Susu sont moins joufflus ;
- « Photoshoper » les yeux de Bơ, car quelques jours avant la prise de la photo de référence, Bơ a eu un accident de trottinette qui faisait gonfler ses paupières.
D’ailleurs, elle a tout de suite remarqué que cette illustration contenait les 5 éléments du Phong Thuy (le feng shui en vietnamien) :
- le Bois (l’élément de l’année de naissance de Bơ),
- la Terre (l’élément de l’année de naissance de Susu),
- le Feu (la couleur des áo dài),
- le Métal (la couleur du chat),
- l’Eau (les rivières formées par les pages des livres).
(Notes pour les artistes : l’ami.e doué.e en analyse littéraire à l’école sera votre meilleur.e allié.e pour détecter le sens caché dans vos propres œuvres 😁)
Elle m’a aussi dit que la rivière lui rappelait le lieu de naissance des frangins, qui est un hôpital sur le quai du Rhône. Cette information m’a donnée l’idée d’ajouter le bâtiment de l’hôpital sur le dessin pour avoir un élément concret de Lyon.
Voici le croquis après les modifications :
Etape 2/3 : Croquis final et palette de couleur – Niveau MODÉRÉ
Le transfert du croquis
Une fois que le croquis aux traits rough est validé, je refais un croquis propre sur papier.
Je n’ai pas encore de table lumineuse, donc la photo ci-dessous représente mon système D : mon PC portable posé à l’envers, avec l’écran qui est utilisé comme table lumineuse… C’est principalement pour cette raison que ce niveau n’est pas FACILE.
Les modifications du croquis final
La seule modification que Hương a souhaitée pour ce croquis est d’ajouter la lune au-dessus du chien. Elle a pensé à une illustration que j’avais fait pour Inktober 2019 et elle m’a dit qu’elle aimerait que le chiot de Bơ puisse aussi avoir une lune.
Elle souhaite que le chiot se tourne à droite, vers la lune, car l’Est se situe sur la droite des boussoles. Mais… quel est le lien avec l’Est ? Tout simplement parce que le Vietnam se situe à l’Est et dans le prénom des deux enfants, il y a le mot « Nguyên », qui signifie les origines.
La palette de couleur
Le choix des couleurs de cette illustration est assez simple car il suffit de me baser sur les deux premières illustrations de la trilogie. La couleur verte est donc la couleur choisie pour l’arrière-plan.
Tout s’est bien passé jusqu’à l’étape que je préfère : le coloriage. C’est là où j’ai fait une bourde…
Etape 3/3 : Le coloriage : le challenge et la patience – Niveau DIFFICILE EXTRÊME
La bourde monumentale.
(Ma cliente va découvrir ma bourde en lisant cet article, en même temps que vous… 😅)
Je voulais reproduire une technique secrète utilisée pour l’illustration de 2021 : utiliser du liquide vaisselle.
Oui, j’utilise du liquide vaisselle pour créer des effets spéciaux avec les bubulles de couleurs.
Il y a deux ans, j’ai mélangé du liquide vaisselle avec de la gouache d’Intermarché, sur du papier aquarelle d’Hema. Cette année, j’ai de l’encre Sennelier (du Louis Vuitton version encre) et du papier Arches (du Dior version papier). Comme j’ai l’habitude avec cette technique, je n’ai pas testé la nouvelle combinaison avant d’appliquer directement sur le croquis fraichement encré. J’étais persuadée que le résultat de l’effet serait 100 fois plus génial qu’il y a 2 ans, vu la qualité du matériel.
Sauf que… le mélange liquide vaisselle + Louis Vuitton des encres + Dior des papiers ne donnait pas assez de bubulles ! J’ai donc répété la manipulation plusieurs fois jusqu’à réaliser soudainement que l’excès d’encre a donné une teinte jaunâtre sur toute l’illustration.
La bourde ne s’est pas arrêtée là. En répétant la manipulation trop de fois, j’ai fait glisser l’encre sous le scotch de protection de la bordure. A la place d’une bordure blanche et nette, je me suis retrouvée avec une bordure pleine de bavure jaunâtre.
Le choix décisif
En cas de pépin en illustration traditionnelle, il existe 2 solutions :
- Solution no 1 : Comme l’illustration est numérisée à chaque fois que je suis satisfaite d’une étape de travail, il suffit d’imprimer le dernier scan et de continuer sur la même lancée.
- Solution no 2 : Continuer en prenant en compte la bourde comme un challenge. Si j’arrive à obtenir quand même un résultat satisfaisant, mon niveau technique sera confirmé.
Pour choisir entre ces 2 questions, il suffit de se poser 3 questions :
- Est-ce que la bourde empêche de répondre à des consignes définies dans le brief ?
- Est-ce que continuer avec la bourde me rendrait anxieuse ?
- Est-ce que la technique requise pour corriger la bourde est au-dessus de mon niveau actuel ?
Il suffit d’un seul « oui » pour choisir la solution sécuritaire : la solution no 1.
Mais comme mes 3 réponses étaient « non », je me suis lancée dans la solution no 2.
Niveau EXTRÊME – concentration EXTRÊME – amusement EXTRÊME
En réalité, il n’y a pas grande chose à dire de cette étape, si ce n’est des heures et des heures passées à ajouter des traits et des couches sur la feuille.
C’était pour moi l’étape la plus satisfaisante, et cette fois-ci, la plus amusante, car des fois, en passant le pinceau rempli d’eau sur un endroit où il y avait trop de liquide vaisselle, des mini-bulles surgissaient comme si j’étais en opération de « lavage » des vitres de l’hôpital, ou du ciel. 😂
Pour corriger la teinte jaunâtre, j’ai juste ajusté la teinte des couleurs choisies. J’ai aussi utilisé l’encre blanche pour camoufler quelques zones, afin d’alléger l’illustration.
Et pour la bordure, rien n’est plus simple, j’ai juste créé une nouvelle bordure en papier et je l’ai collée sur l’illustration.
Etape bonus : L’encadrement – Niveau DÉBUTANT (qui rencontre un expert)
Il y a 2 ans, l’illustration pour le faire-part de Susu a été offerte à Hương dans un cadre, entre deux verres.
Même ce côté vitré rappelle un souvenir. En 2021, à cause de la COVID, les visites à l’hôpital sont interdites. Le lendemain de la naissance de Susu, Hương et son mari ont porté Susu jusqu’à la vitre de sa chambre pour que je puisse la voir depuis l’arrêt de tram en bas de l’hôpital.
A l’époque, j’avais bricolé le cadre sur mon balcon avec un cadre d’Action, du scotch, et une feuille plastique transparente.
Cette année, pour un résultat à la fois beau et résistant, j’ai fait appel à l’expertise d’un encadreur professionnel, de Cadres Singuliers Dijon. Le projet s’est donc terminé avec une séance fascinante de découverte dans l’atelier d’un artisan passionné par son travail et par les échanges avec ses client.e.s.
La vie d’une illustration
Le troisième tournant de la trilogie
Au début de notre collaboration, Hương a suggéré de me faire le virement de l’acompte à une date précise, la date du Thần Tài (le Dieu de la Prospérité) dans la culture vietnamienne. Elle aimerait me faire un vœu de chance pour la nouvelle année lunaire.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu l’appel à candidature pour une exposition d’un salon de thé à Paris, sur le thème du… chat.
Le tirage d’art unique de l’illustration de Bơ et Susu a été envoyé à ce salon de thé pour candidater.
C’était comme ça que j’ai eu ma toute première exposition, l’exposition Mão de Trà Art, à Paris, du 18/3/2023 au 22/5/2023.
Et le « duyên » continue
En avril 2023, Bơ et Susu sont allés à Trà Art où ils ont eu une photo avec leurs versions dessinées. Le vœu de chance de Hương a vraiment marché. Encore une fois, l’illustration destinée à Hương a marqué un tournant dans ma vie créative.
L’original, commandé par amour, créé par amour et encadré par amour est prévu pour le futur bureau du papa de Bơ et Susu.
Quant à Hương, je sais qu’elle lira cet article, et comme d’habitude, elle sera la première qui m’alertera en cas de faute de frappe ou de faute d’orthographe. 😁
Nous continuons à tisser notre « duyên », à travers les chips et les bubble tea, à travers des mots et à travers un soutien inconditionnel. J’espère pouvoir lui donner autant de motivation, de joie et de chance que tout ce qu’elle m’a apporté depuis toutes ces années.
Si vous êtes curieux.ses de mon processus d’illustration détaillé, voici 2 articles très complets qui tracent mon processus de A à Z :
Keep creating!
Tu Ha An
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