Edité par ma Viet-unnie Chopsticks
La création d’une illustration est en principe la transformation d’une feuille blanche en dessin. Cela paraît magique, n’est-ce pas ? Aussi étrange que cela puisse paraître, il existe une réalité pas toujours gratifiante en lien avec cet aspect « magique ».
Ce côté « magique » est souvent considéré comme facile tel un claquement de doigts. De plus, l’arrivée en masse des vidéos TikTok et des reels Instagram de transformation rapide de dessins (que je consomme, moi-même, sans modération) donne souvent l’impression que la création se fait de manière miraculeuse et sans aucun effort. Cela peut semer une fausse croyance chez les non-créateurs et décourage les créateur.trice.s débutant.e.s, comme quoi tout repose sur le talent inné et sur l’inspiration qui coule dans les veines de l’artiste.
En réalité, créer une illustration est un processus plutôt méthodique fondé sur l’équilibre entre l’imagination sans limites et le niveau de compétences. Pour ceux et celles qui exercent un métier d’art appliqué, il faut également prendre en compte les consignes à respecter ainsi que les contraintes lors de la réalisation d’un projet professionnel.
C’est la raison pour laquelle j’ai mijoté cet article de blog pendant plusieurs mois, accompagné par une vidéo, afin de vous tracer mon processus réel de la création d’une illustration, de la feuille blanche à l’œuvre finale, sans raccourci. Nous suivrons les évolutions d’un projet client, avec les réflexions, la raison des choix, le nombre d’heures passé pour réaliser chaque étape de travail etc., sans entrer dans les détails techniques de type tutoriels.
La version vidéo de cet article:
Première partie :
Tout NE commence PAS par un trait sur une feuille…
Plongeons dans la réalité de la naissance d’une illustration commerciale !
Même si j’ai envie d’être le plus proche possible de la réalité, je ne peux vous dévoiler les coulisses des projets de mes clients pour des raisons de confidentialité. Ainsi, je vous propose une mise en situation répliquant les mêmes conditions de création qu’un projet client.
Vu que j’avais l’intention de vous présenter tout le processus dans une vidéo, pourquoi ne pas vous offrir un mix musical et visuel ? Partons donc sur une commande d’illustration pour une pochette de CD.
C’est l’occasion pour moi de partager avec vous ma chanson chouchou, celle que je chantonne depuis mes 10 ans. Cette chanson vient de la cassette « Il était… une petite grenouille » de mes cours de langue à l’école primaire que j’écoutais en boucle tout en dessinant en cachette.
Pour les raisons de droit d’auteur (surtout pour la vidéo), je ne peux pas utiliser la version originale de cette chanson. Mais pour ce projet spécial, mon ami musicien Ju_Lien nous a gentiment offert une merveilleuse reprise. Découvrons ensemble ce morceau de musique avec les consignes du projet.
Le brief
Tout projet client commence par un brief, l’équivalent de l’expression de besoin sur le résultat attendu.
Description du projet
Production de 7 illustrations en couleur de 7 personnages pour la pochette du CD « La semaine de la musique », CD éducatif pour l’apprentissage de la langue française destiné aux enfants.
Brief créatif global
- L’illustration doit représenter les paroles de la chanson « La semaine de la musique »
En avant la musique, des jours de la semaine
En avant la musique, des jours de la semaine
Lundi marche devant, rantanplan
Mardi joue de la trompette, de la trompette
Mercredi, du violon, du violon
Jeudi, de l’accordéon, de l’accordéon
Vendredi et samedi chantent la chanson de dimanche,
Vendredi et samedi chantent la chanson de dimanche. »
- Production d’un personnage par jour de la semaine, sans prérequis ou obligation sur les personnages
- Montage de tous les 7 personnages pour le visuel de la couverture du CD
- 1 seul personnage par carte postale surprise incluse dans chaque CD
- Technique traditionnelle
- Mention spéciale : Le client m’a contacté pour mon expertise dans l’illustration multiculturelle. Vu que le CD sera édité à l’international, il voudrait faire paraître l’inclusivité dans l’illustration.
- Délai : 3 semaines
Toutes les consignes sont posées, nous pouvons passer à l’étape la plus importante de la création, ce qui influe sur tout ce que je ferai par la suite :
Lundi marche devant… Les recherches
La présence de 7 personnages différents facilite l’expression de l’aspect multiculturel. Cependant, le plus grand piège quand on veut faire du multiculturel est de tomber dans le remplissage des quotas, en appuyant encore plus sur la différence.
Alors, pour éviter cette erreur, je me suis inspirée d’une œuvre qui a abordé avec justesse et discrétion le sujet de l’inclusivité et les questions concernant des préjugés en lien avec la différence des races : le dessin animé Zootopie de Disney. L’utilisation du monde des animaux dans ce film a permis de faire un parallèle avec le monde humain, sans viser directement une ethnie en la représentant par une race animale.
De plus, l’image des animaux venant d’environnements différents qui jouent de la musique ensemble est une excellente représentation de l’échange culturel.
De là se pose une question primordiale :
Quel animal choisir ?
Puisque le client me donne la liberté et le temps nécessaire pour aller plus loin dans les idées, je ne veux pas choisir les animaux par hasard ou par facilité d’exécution. J’aimerais que le thème de la musique soit bien symbolisé dans les illustrations.
Cependant, nous avons un problème : la musique est loin d’être mon domaine d’expertise, par conséquent, les idées ne coulent pas de source !
Je commence donc l’exploration des pistes en me basant sur l’élément le plus évident : les paroles de la chanson. Comme la chanson cite plusieurs instruments de musique, pourquoi ne pas dessiner les animaux en lien avec le pays du ou des créateurs de ces instruments, portant la tenue traditionnelle du pays ?
J’ai commencé à me plonger dans les articles qui expliquent l’origine des instruments de musique, tout en gribouillant les éléments trouvés sur un carnet. Ces gribouillages ne sont absolument pas “Instagrammable” mais leur rôle équivaut à la prise de note pendant les cours à l’école : l’assimilation des informations.
Même si cette idée semble être intéressante au premier abord, je me suis confrontée à un souci : la trompette, le violon et l’accordéon viennent tous les trois des pays européens. Dans ces pays, les habits traditionnels ne sont plus portés par la plupart des habitants. Ils sont présents uniquement pendant les occasions spéciales, souvent par des performeurs. Le choix de ces tenues entraînera un aspect trop “historique” à l’illustration finale, qui n’est pas l’ambiance souhaitée pour ce projet.
Quand l’inspiration n’est pas le fruit du hasard
Le problème n’est pas bloquant pour autant, car une nouvelle piste m’est venu en faisant ces recherches, ou plus précisément, en faisant les gribouillages au cours des recherches. Comme je chantonne en gribouillant, mon esprit vagabonde et tout à coup, une image d’artiste éclate dans mon imagination à chaque fois que je prononce le nom d’un instrument.
Cela peut paraître hasardeux et absurde, mais en réalité, l’inspiration vient en travaillant. En maintenant un rythme de travail discipliné au quotidien dépourvu de glamour, nous ouvrons le chemin pour que l’esprit se dirige vers la bonne direction et nous préparons le terrain pour accueillir l’arrivée des idées créatives. Elizabeth Gilbert appelle cette réalité « travail acharné contre poudre de fées » dans son livre Comme par magie.
Au sujet de mon idée, comme je vous ai avoué que je n’ai pas une culture musicale bien développée, mon esprit ne m’emmène pas vers les sons, mais vers des performances qui m’ont marqué par l’aura et le charisme de l’artiste.
Par exemple, en pensant à l’instrument « trompette », mon esprit a survolé mes maigres souvenirs sur les clips de musique dans lesquels il y avait un solo de trompette, pour s’arrêter net devant « la trompette tordue » et les joues qui se gonflaient à bloc d’un musicien.
Ces 2 indices suffisaient, avec l’aide de Google, de trouver le portrait iconique de Dizzy Gillespie, un trompettiste américain. Et parmi les premiers résultats, la photo de Dizzy Gillespie sur scène en Agbada m’a tout de suite m’orienter vers le bon chemin à suivre pour réaliser mes illustrations.
Choisir quoi dessiner : J’ai trouvé la formule !
La méthode que j’utilise pour définir quoi dessiner est un mélange du résultat mes recherches et de mon instinct :
Pour les animaux, chaque animal sera l’animal emblème du pays du ou des créateurs de chaque instrument de musique. La tenue portée sera la tenue traditionnelle qui rappellera le ou la musicien.ne jouant le même instrument qui m’a inspiré.
Le temps passé sur cette étape de recherche : 1 heure et 30 minutes.
Une fois le concept trouvé, je… range les affaires et passe à autres choses. Ou plus exactement, j’entre dans la phase « incubation », une phase fondamentale parmi les quatre phases du processus créatif défini d’après le psychologue Graham Wallas dans le livre The Art of Thought.
Cette phase consiste à décanter après les recherches, sans laisser intervenir la conscience, afin de permettre à l’idée de mûrir. Dans l’idéal, je cesse de travailler sur le projet pendant une journée entière pour avoir le recul nécessaire. La vie d’entrepreneuse me permet de moduler ma journée pour favoriser cette phase primordiale en travaillant sur des sujets complètement différents (par exemple : gérer l’administration ou faire la maintenance du site internet) avant d’attaquer à l’étape suivante :
Le moodboard, ou la mise à plat des idées
Non, je ne commence toujours pas à dessiner. J’ai tout d’abord besoin de collecter des références.
Oui, même si ma mission en tant qu’illustratrice est de faire rêver mes clients et leur audience, mes dessins ne sont pas seulement le fruit de mon imagination. En choisissant de créer de l’illustration multiculturelle, je choisis de respecter les différentes cultures, en y restant fidèle, d’où le suivi des références.
Mon moodboard ne ressemble pas à ceux que vous voyez habituellement sur Pinterest. Il est tout simplement les images téléchargées et classées par dossier.
Lundi
« Lundi marche devant, rantanplan » : Il n’y a pas d’instrument pour le lundi. Mais qui de mieux qu’un.e chef.fe d’orchestre pour « marcher devant » et commencer la semaine de la musique ?
- Parmi les tout premiers chefs d’orchestre dans l’histoire, on trouve Louis Spohr, Carl Maria Von Weber, Felix Mendelssohn, qui sont tous les trois Allemands. L’animal choisi est donc l’animal emblème de l’Allemagne : l’aigle noir
- Mon inspiration : Jeri Lynne Johnson, une cheffe d’orchestre américaine. Je ne dessine pas l’aigle dans une tenue traditionnelle des États-Unis pour la même raison évoquée plus haut pour les tenues traditionnelles des pays européens. A la place, je choisis un costard, dans un modèle déjà porté par Jeri Lynne Johnson, pour qu’on voie au premier coup d’œil que c’est une cheffe d’orchestre.
Mardi
« Mardi joue de la trompette, de la trompette »
- Au 18ème siècle, Anton Weidinger, trompettiste de l’Opéra de la Cour de Vienne, a mis au point une trompette en Mi bémol à clés qui était un précurseur de ce qui allait devenir la trompette moderne. Logiquement, l’animal choisi devait être l’animal emblème d’Autriche : l’hirondelle rustique. Cependant, vu que sur la pochette de l’album, on verra l’aigle juste à côté de l’hirondelle, et que je souhaite respecter la proportion entre les animaux, l’hirondelle sera trop petite pour qu’on puisse apercevoir la trompette. Etant donné que la lisibilité est primordiale, j’ai opté pour un autre animal faisant partie de la faune d’Autriche : le chevreuil
- Mon inspiration : Comme évoquée plus haut, mon inspiration est Dizzy Gillespie, un trompettiste américain. La tenue sera l’Agbada, la tenue traditionnelle nigériane avec le couvre-chef Fila, portés par Dizzy Gillespie à Vienna Jazz Fest en 1991.
Mercredi
« Mercredi, du violon, du violon »
- Dans les années 1520, un luthier nommé Giovan Giacomo Dalla Corna a créé en Italie le tout premier violon. L’animal choisi est l’animal emblème de l’Italie : le loup
- Mon inspiration : Manami Ito violoniste japonaise. La tenue sera le kimono, rappelant les origines de la violoniste.
Jeudi
« Jeudi, de l’accordéon, de l’accordéon »
- Le premier accordéon à clavier piano apparaît en 1852, conçu par Philippe-Joseph Bouton, un français. L’animal choisi est donc l’animal emblème de la France : le coq
- Mon inspiration cette fois-ci ne m’envoie pas un artiste en particulier. Il me mène vers les scènes du festival Interceltique à Lorient. Je choisis donc l’ensemble vareuse – marinière typique de la Bretagne.
Vendredi et samedi
« Vendredi et samedi chantent la chanson de dimanche » : c’est assez évident que les personnages de vendredi et samedi sont des chanteurs.
- Le chant est un élément naturel de chaque ethnie, il n’y a donc pas un « créateur ». Alors, je choisis l’animal et sa tenue en fonction de mon inspiration
- Mon inspiration me rappelle une performance de chant, il y a 20 ans, de deux jeunes Gia Rai (l’ethnie minoritaire des hauts plateaux du Centre, ou Tây Nguyên, du Vietnam) invités à notre école primaire. J’ai donc choisi deux animaux typiques de Tây Nguyên : l’éléphant et le chat marbré, portant la tenue traditionnelle des Gia Rai.
Dimanche
Vu que « Vendredi et samedi chantent la chanson de dimanche », dimanche est sûrement un compositeur !
- La plus ancienne pièce de musique annotée connue dans l’Histoire est L’Hymne hourrite n°6 à Nikkal (la déesse cananéenne des vergers, épouse du dieu Lune). Elle a plus de 3400 ans et a été découverte en Syrie. Comme l’animal emblème de la Syrie est le faucon, souvent confondu avec l’aigle (l’animal du lundi) et vu qu’il n’y a pas d’animal qui vit dans l’eau parmi nos 6 autres animaux, je décide de choisir un poisson : le congre imprimé sur un timbre syrien.
- Puisque le congre n’est pas un animal emblème, et comme je n’ai pas d’inspiration particulière pour le personnage du dimanche, le congre portera la tenue traditionnelle syrienne.
Je continue à gribouiller tout au long de la collecte des références. La direction artistique se construit en parallèle dans ma tête. Ce n’est qu’à cette étape que je visionne le rendu final des illustrations dans mon imagination. Et pour ne pas oublier chaque idée et chaque détail, je tiens une liste de notes que je mets à jour tout le long du processus.
Le temps passé sur l’étape du moodboard : 2 heures.
Mais… ça fait déjà deux jours et je n’ai toujours pas commencé à dessiner…
Voici les raisons pour lesquelles je ne commence pas encore le dessin :
Premièrement, je ne bâcle jamais l’étape recherche ! Il y a un principe que j’ai appris lors de mes études dans le domaine de la sécurité : toujours travailler sur la prévention avant de penser à la protection. Dans l’illustration, je soigne la conception pour éviter toute correction derrière.
Deuxièmement, je dois échanger avec mon client de la direction envisagée. Comme mes illustrations sont créées pour mettre en valeur le projet de mes clients, il est important qu’elles reflètent la vision de mes clients.
C’est seulement après avoir eu leur validation que je commence les premiers traits du dessin.
(à suivre)
La deuxième partie de l’article, publié le 15 août 2022 : Créer avec le cœur d’artiste et le cerveau d’ingénieur.
*Veuillez consulter les informations sur les Droits d’auteur & Propriété intellectuelle avant de copier ou de mentionner le contenu et les images du site tuhaan.com
Laura
C’est super intéressant de découvrir ta démarche et cette phase de recherche très fouillée par rapport à la commande initiale ! Je me sens moins consciencieuse que toi dans cette phase, ton article me donne envie de faire plus attention et d’approfondir ma réflexion avant de me lancer 🙂 Hâte de lire la suite !
Tu Ha An
Merci Laura d’avoir pris le temps de lire l’article. Comme j’adore lire/voir les coulisses de créations des autres, je me suis dit que cet article serait utile ou divertissant pour un.e autre créateur.trice 😀 J’avoue que je n’ai pas non plus toujours l’occasion de faire des recherches aussi approfondies, tout dépend du délai et de la direction donnée par les clients.
Valentine
Que c’est passionnant de voir ce process ! Merci de ce partage. J’aime beaucoup ta démarche de recherche préalable.
Tu Ha An
Merci pour tes mots. Je suis contente que tu apprécies le passage sur les recherches (qui a l’air barbare, mais c’est vraiment la base de la magie 🥰)
Chloé
J’ai hâte de lire la suite !! Encore un article passionnant. Merci An !
Belle semaine. Chloé.
Tu Ha An
Merci Chloé d’avoir pris le temps de lire cet article. Merci pour ton soutien et ton commentaire. J’espère que la deuxième partie t’a plu autant que la première 😉