« Les histoires de créations » est la nouvelle rubrique du blog, là où chaque saison de l’année, je vais à la rencontre d’une créatrice ou d’un créateur pour écouter son histoire. La création peut être le métier principal de nos invités, ou un parmi leurs métiers exercés, ou juste un pur hobby.
Avec les histoires de créations, j’espère casser les clichés qui creusent l’écart entre la vision du grand public sur les métiers créatifs et la réalité.
Personnage de l’été : Diệu Lan (Ziolan) de Petites Pattounes
Je ne m’attendais qu’à une interview classique, quand j’ai pris rendez-vous avec Ziolan, la créatrice du blog et de la chaîne YouTube Petite Pattounes.
Le contenu de Lan est un mélange entre du chant, du DIY et quelques anecdotes de la vie de tous les jours. En nous basant sur les standards, peut-être que la chaîne YouTube de Lan sera considérée comme trop petite (plus de 500 abonnés avec 25 vidéos, depuis l’ouverture de la chaîne en 2014).
Il y a plus de 10 ans, Lan et moi, nous nous sommes croisées plusieurs fois, vu que nous étudions dans le même lycée à Hanoï (Vietnam). Mais je connais uniquement la version créatrice de Lan, via la relation parasociale.
Lan travaille à temps plein dans le domaine de la relation client. Elle crée comme un hobby, et il faut souvent attendre quelques mois pour découvrir une nouvelle vidéo ou un nouvel article de blog sur ses réseaux. Être spectatrice de sa chaîne YouTube et lectrice de son blog me donne l’impression d’être spéciale, car je suis une sorte de contenu “de niche”. En plus, j’ai un tout petit lien dans le passé avec cette créatrice.
Néanmoins, ce “petit lien” n’est pas un détail qui la rend à l’aise.
Au début, j’ai choisi Lan comme le personnage d’été, car j’étais séduite par la joie de vivre et la mignonnerie remplies dans chaque ligne de son blog et dans chacune de ses vidéos. Je connais beaucoup de personnes motivées pour ouvrir une chaîne YouTube ou un blog qui abandonnent après quelques mois, puisque le nombre de vues n’est pas à la hauteur de leur attente. Je suis donc curieuse de savoir comment Lan arrive à garder son authenticité, tout en continuant de créer sur internet année après année.
La dernière fois (et aussi la première fois) que je parlais directement à Lan, c’était à l’occasion d’un projet dans lequel elle était ma cliente. Je ne pouvais donc pas imaginer que l’interview pourrait se transformer en une discussion de 3 heures, mélangée entre le vietnamien et le français, remplie d’émotions et de la franchise de Lan.
La réponse à ma curiosité n’est pas simplement : « Elle continue à créer car elle s’en fiche du nombre de vues ». Son parcours de création est intimement lié avec la trouvaille de l’apaisement intérieur.
Ces derniers jours d’été, découvrons comment Lan a pu garder sa motivation malgré un nombre modeste d’abonnés, la raison pour laquelle Lan ne crée qu’en français, pourquoi Lan chante bien (et en a conscience) mais n’est pas devenue chanteuse professionnelle ; tout en suivant l’histoire de création accompagnée par son parcours pour retrouver l’équilibre après un traumatisme passé.
Première partie
La création commence quand la personnalité est trouvée
Le point de basculement
Tu Ha An (An) : Ma première impression sur toi était dans une compétition de musique en français. Nous étions au lycée à l’époque. L’amphithéâtre était tout petit, mais bondé, et même assez désordonné. Le jury était assis au premier rang, au milieu, les spectateurs. Les équipes de compétiteurs, les grands comme les petits, couraient partout autour. Et puis, tu es entrée en scène. Tu étais seule avec ton clavier, et tu chantais…
Diệu Lan – Ziolan (Lan): S’il suffisait d’aimer. Oui, je me souviens très bien.
An : Et à ce moment même, tout l’auditoire s’est soudainement tu. C’était comme si tout est devenu blanc d’un coup.
Lan : Ça a changé ma vie ce jour-là…
An : C’est vrai ?
Lan : Je n’ai eu que le deuxième prix. Et je n’étais pas contente.
Mais ma performance a impressionné une des jurys. Elle a choisi 5 personnes issues de cette compétition pour former un cabaret pour l’Espace (note : l’Institut français à Hanoï).
Elle nous a emmenées chez elle pour nous coacher. À cette époque, mon niveau de chant était OK. Mais je ne parlais pas encore couramment français. Je faisais encore des fautes de prononciation, comme la fois où j’ai dit “croissant” à la place de “croisant” en lisant la parole d’une chanson.
Mais le plus important, c’est que j’ai eu une communauté française au Vietnam grâce à ce membre du jury. À ce moment-là, c’était le seul endroit qui me donnait un sentiment d’appartenance.
Je n’avais pas une bonne expérience avec le lycée.
J’étais isolée par mes camarades. Bien évidemment, de mon côté, j’ai fait des bêtises aussi. Je faisais du mal aux autres, car je n’étais pas bien dans ma peau. Et j’en regrette.
J’étais placée dans la case des enfants bêtes. À l’époque, je ne me connaissais pas encore. Malheureusement, quand on est jeune, et qu’on reçoit à longueur de journée le même jugement, on finit par y croire.
Les profs n’étaient pas neutres non plus. Je pense qu’ils ne se sont pas rendus compte qu’ils blessaient la personne en face. Ils me disaient des choses cruelles, ils faisaient même des critiques sur mon apparence physique. L’impact qu’ils ont eu sur moi était grave.
Quand j’étais en première, je séchais souvent les cours. Cela donnait une raison en plus aux profs pour me détester. Au lieu d’aller en cours, je me rendais à mon cabaret. Je voulais m’enfuir de cet environnement scolaire. Je me disais : « Partout, sauf là ! »
La personnalité n’est trouvée qu’une fois échappée de sa bulle
Partir étudier en France n’était pas un rêve
An : Ta famille était-elle au courant ?
Lan : Je leur ai caché. Anh (note : la sœur de Lan) m’a encouragé de lui partager ce que je traversais, et m’a promis de ne pas en parler aux parents. Mais je ne lui ai rien dit.
À l’époque, je suivais Anh dans tous les domaines. Tout ce que j’avais à mes 18 ans était pioché chez Anh. Si on me demandait ce que j’aimais, je ne savais répondre qu’en citant les favoris ma sœur.
Je n’avais pas de personnalité. Je ne savais pas non plus ce que je voulais faire. Je n’étais même pas sûre quand mes parents me proposaient de faire des études supérieures en France. Je me suis dit : “Je suis déjà sotte en restant au Vietnam. Le prix sera 1000 fois plus cher si je suis sotte en France…”
Mais à ce moment-là, mon seul objectif était de m’échapper de cet environnement malsain qui me paraissait interminable.
An : La plupart des étudiants vietnamiens à l’étranger font des vlogs et écrivent des articles de blog afin de tenir au courant leurs anciens amis et leurs anciennes connaissances, de leur nouvelle vie. Je suppose que ce n’était pas ton cas. Alors pourquoi tu as décidé d’ouvrir un blog et de faire des vidéos ?
Lan : Parce que dans mon domaine de travail, il y a 5 ans, vers mes 23, 24 ans, être blogueur était une tendance.
Je n’ai pas toujours été la version joyeuse, pétillante que tu vois sur mes vidéos et sur mon blog. En sortant de mes études supérieures, j’étais encore grave défensive. J’avais encore un peu peur que ceux qui me détestaient, aient accès à ma vie via mes contenus.
Mais heureusement que j’ai rencontré de bonnes personnes au bon moment, des personnes qui ne connaissaient rien de mon passé. Mes amis rencontrés à mon ancien boulot me faisaient totalement confiance. Même pendant les moments où je n’étais pas sûre de moi, eux, ils gardaient 100 % de confiance en moi.
Les petits moments où j’étais drôle, ils arrivaient à les capturer. Ils me le répétaient plusieurs fois pour confirmer qui j’étais, que je pouvais faire mieux, que je pouvais être une meilleure version de moi-même. Constamment, en 3 ans, leur bienveillance a porté fruit.
Si je n’avais pas rejoint cette entreprise, peut-être que jusqu’à maintenant, je n’aurais pas trouvé ma personnalité.
Il faut du bon terreau pour semer la créativité
An : Donc tu as commencé à créer grâce à ton travail à plein temps ?
Lan : Ce n’était pas le travail qui me poussait à faire des projets personnels. C’étaient mes amis qui me donnaient envie de devenir une meilleure personne. Ils me faisait réaliser que j’avais les capacités, que j’avais du temps et que j’avais leur soutien pour me lancer dans les sujets créatifs.
Grâce à eux, j’arrête de m’empêcher de créer à cause des gens qui me détestaient.
Aujourd’hui, je sais que je suis en train d’exprimer ma créativité, qui ne mènera peut-être nulle part. Mais au moins, je mets ma créativité quelque part.
Créer en français : ce n’est pas simplement un choix de langue
An : Durant presque 5 ans, j’hésitais entre créer du contenu en vietnamien ou du contenu en français. Je pense que c’est aussi le questionnement de plusieurs créateurs bilingues. As-tu rencontré le même problème ?
Lan : Quand je suis arrivée en France, je me suis rendue compte que plus que 80 % de ceux qui étaient dans ma promotion au lycée atterrissaient également en France. À ce moment-là, tout ce que je désirais, c’était de me séparer du passé. Je suis donc partie à l’extrême, jusqu’à nier la partie vietnamienne en moi.
À cette époque, à chaque fois qu’on pensait que j’étais née en France en écoutant ma voix sans accent, je me sentais heureuse. Je pensais que c’était la preuve de la réussite.
Aujourd’hui, j’ai enfin réussi à trouver le point de balance. Je me sens enfin à l’aise et fière d’être vietnamienne.
Mais en réalité, je crée en français parce que, bizarrement, je me sens plus drôle quand je parle français.
Au début, je comptais aussi créer du contenu bilingue français et vietnamien. Mais personne parmi mon audience ne parle vietnamien. Tous mes meilleurs amis sont français. Les amis vietnamiens avec qui je garde encore contact parlent tous français.
Avant, je faisais aussi les sous-titres vietnamien sur mes vidéos YouTube pour que ma mère puisse regarder. Mais elle disait que je parlais trop vite, qu’elle devait faire pause à plusieurs reprises pour lire les sous-titres. Alors elle ne regarde pas souvent non plus.
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(*) Abonnés, suivant la façon de parler de Ziolan dans ces vidéos
Créer pour se rendre compte que la seule personne qui prête autant d’attention, c’est soi-même
An : J’étais surprise quand j’ai appris que tu tenais un blog lifestyle et que tu faisais des vidéos YouTube face cam. Je n’ai pas eu les mêmes expériences que toi, mais malgré cela, dans mes premières vidéos, les spectateurs ne voyaient que mes mains, et pas mon visage. J’osais me montrer uniquement en étant avec un groupe de potes. Comment as-tu pris la décision de rendre public ton identité, alors que tu as traversé le traumatisme d’être isolée et détestée ?
Lan : Quand j’ai lancé le projet, je sentais que c’était une mauvaise décision, mais je l’ai fait quand même ; je me suis dit « On verra ce que ça donnera ». J’étais persuadée qu’il y aurait des haters, que ça partirait dans tous les sens et que je devais me préparer psychologiquement.
Si tu regardes ma première vidéo sur l’histoire de la France et du Vietnam, tu ne me reconnaîtras pas. J’étais grave sérieuse et défensive, même en étant toute seule devant la caméra chez moi. Et ça, c’est con ! Pourtant, même si cette vidéo a fait pas mal de vues, car je l’ai partagée sur UEVF (note : Union des étudiants Vietnamiens en France), je n’ai reçu que des commentaires positifs. Même quand je me suis trompée dans le nom des différents rois, les spectateurs ne faisaient que des commentaires constructifs pour m’aider à me corriger.
Alors, je me suis rendue compte qu’en vrai, tout le monde s’en fout. La seule personne qui prête autant d’attention, c’est moi-même.
Ceux qui me détestent ont aussi autre chose à faire. Si quelqu’un me déteste au point de regarder ma vidéo, puis laisser un commentaire, alors, cette personne n’a sûrement pas de vie. Nous approchons tous de la trentaine. C’est pitoyable de rester coincé dans ce genre de commérage et de gaminerie à 30 ans.
Les views, les likes
An : Tes expériences tirées du passé ont-elles aidé à gérer la communauté et à encaisser les critiques ?
Lan : Haha…Si tu veux avoir des critiques, il faut atteindre déjà un certain niveau de trafic et de vue. Moi, je n’ai que 5 vues par vidéo. De toute façon, la personne doit m’apprécier beaucoup pour cliquer sur la vidéo. Donc, il ne reste sûrement que deux personnes à la fin de la vidéo. Je suis quasiment certaine que c’est Anh et Victor (note : le compagnon de Lan)
An : Eh mais… Il y a moi aussi ! C’est marrant, car plusieurs années se sont passées entre le moment où j’ai regardé tes vidéos pour la première fois, et notre première prise de contact. Je ne savais plus qui de nous deux a mis le premier commentaire chez l’autre.
Lan : C’était toi ! J’en suis sûre. Car je ne laisse jamais de commentaire sous le contenu des autres. Je suis donc totalement à l’aise quand personne ne me laisse de commentaire. Je ne dit jamais « Abonnez-vous » à la fin de mes vidéos. Si mes spectateurs veulent s’abonner, ils le font déjà eux-mêmes, et non pas parce que je leur ai dit de faire.
Je ne suis pas sûre de vouloir gérer une communauté, de toute façon.
J’ai encore un mini-blocage avec les personnes venant de cet environnement du passé. J’avais l’impression que si on ne me détestait pas encore, on me détesterait tôt ou tard.
Avec toi c’est pareil, je te soutiens de loin.
An : Alors, il y a de fortes chances qu’à ce moment-là, j’ai fait le premier pas vers toi, car sur le plan créatif, je me sentais seule.
Au début de ma vie étudiante, j’avais l’opportunité d’organiser des événements et de faire des vidéos. Je faisais participer mes amis à chaque projet. Nous travaillions tout en nous amusant.
Jusqu’au moment où je ne voulais plus créer juste pour le fun. Mes processus et mes contenus sont devenus de plus en plus sérieux, il n’y avait plus de place pour les blagues. Mes amis commençaient aussi leur vie de jeune adulte. Ils ne pouvaient plus m’accompagner. De mon côté, je n’étais pas encore assez douée pour tisser des liens avec les créateurs professionnels.
La tendance de créer des chaînes YouTube prend fin chez les personnes de mon entourage. Comme tu disais, c’est en faisant qu’on se rend compte qu’il n’y a que des personnes qui nous apprécient vraiment beaucoup qui cliquent sur nos vidéos.
Je me suis retrouvée seule sur le chemin créatif. Et t’étais la personne la plus proche dans mon entourage qui faisait encore des vidéos. Ton endurance me rend un peu moins seule.
Lan : Haha…Tu considères que sortir une vidéo tous les 6 mois est la preuve de l’endurance ?
An : Je ne parle pas de la régularité des contenus sortant toutes les semaines ou tous les mois. L’endurance réside dans le fait que tu es toujours présente. Peu de vue ou beaucoup de vues, peu de like ou beaucoup de like, je sais que tu seras de retour.
Lan : Avant, je me demandais pourquoi certains potes ne regardaient pas ou ne likaient pas mes contenus. Je ne suis pas rancunière, mais je prête attention, et je me demandais pourquoi. Et puis je me suis rendue compte que, si tu es mon pote alors tu es mon pote, tout simplement. Tu as le droit de regarder ce que tu veux regarder.
Choisir la joie à la place de la régularité
An : Qu’est-ce qui te motive à continuer de créer sur internet alors ?
Lan : Je choisis la joie. Je ne choisis pas la régularité.
Quand je ne suis pas dans le mood, je suis incapable de parler comme j’ai envie de parler.
Comme la vidéo dans laquelle je raconte comment tu m’as fait mon logo, je voulais filmer samedi, mais il pleuvait, alors je n’étais pas dans le mood. Alors j’ai laissé tomber.
Cependant, je fais très attention à la qualité. Le résultat est sûrement tout aussi nul, mais je sais que j’ai fait de mon mieux.
Les vidéos de chant prennent aussi beaucoup de temps. Il faut compter également le temps pour pratiquer la chanson et pour pratiquer le piano. Je peux mettre un an pour réaliser mes vidéos, comme la chanson Je t’mentirais. Un an pour 300 vues. Mais ce n’est pas grave, parce que je suis satisfaite.
(à suivre)
Vous pouvez retrouver Lan sur le blog Petites Pattounes ou sur YouTube
La deuxième partie de l’article, publié le 15 Septembre 2022 : Le choix de NE PAS suivre un métier créatif
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