L’attente VS la réalité
Le souvenir qui façonne l’attente
Dans mes souvenirs, un artbook faisait partie du genre de trésor suprême, presque inaccessible.
La toute première fois que j’en ai vu un, c’était juste avant l’été de ma 7e année scolaire au Vietnam (l’équivalent de la 5e en France), dans les années 2000.
C’était un des artbooks Tsubasa de CLAMP, avec la couverture rigide, les illustrations en couleurs vibrantes sur doubles pages A3, et l’odeur toute fraîche du papier glacé…
À l’époque, le mot « artbook » était quasi inconnu dans mon pays natal. Il ne circulait que dans des cercles très spécifiques, ceux des otakus (les passionnés de mangas japonais). Pour en dénicher un artbook, à cette époque où internet n’était pas encore présent dans les foyers, il fallait soit voyager au Japon, soit espérer qu’un jour, le seul magasin de goodies manga de Hanoï en reçoive un ; puis économiser l’équivalent d’un mois de salaire de mes deux parents, pour pouvoir l’acheter (entre la conversion yen–dong, les frais d’importation et la marge du revendeur).
Alors, quand la fille la plus riche de ma classe a débarqué avec ce tout nouveau artbook de CLAMP à l’école, c’était un vrai événement.
L’ado passionnée de dessin que j’étais a savouré chaque seconde passée à feuilleter cet objet rare. Je l’ai imprimé dans ma mémoire comme une référence : un Artbook, c’était bien plus qu’un livre (vu la qualité des tomes de manga déjà publiés de CLAMP !). C’est un repère essentiel dans la vie d’un·e artiste…
Le repère d’un de mes artistes préférés
Avançons jusqu’en 2024, quand Hieu Nguyen – alias Kelogsloops annonçait la sortie de son tout premier artbook.
Cela faisait presque dix ans que je suivais son travail, dix ans à contempler ses univers aquarellés, suspendus entre rêve et réalité. J’aimais ses compositions délicates pleines de douceur, de détails et d’onirisme.
Mais ce que j’aimais encore plus, c’était l’énergie de ses vidéos YouTube : humble, terre à terre, positive, en plus des ressemblances dans nos parcours, qui l’a transformé en source d’inspiration pour moi pendant ces dix dernières années : origines vietnamiennes, envie de suivre la voie artistique à contre-courant des attentes familiales, et aquarelliste.
Alors forcément, quand il a annoncé la création de ce livre, une étape clé de sa trajectoire d’artiste (et comme je ne dépends plus depuis longtemps des salaires de mes parents pour mes achats 😄), j’ai précommandé dès que le livre était encore en conception.
Le moment de la vérité
J’avais de sacrées attentes. D’abord, parce que je me souvenais encore de ce tout premier artbook, celui que j’ai pu toucher à adolescence, comme un trésor interdit.
Ensuite, parce que j’habite aujourd’hui en France, ce pays où les beaux livres sont une institution, où un artbook, ce n’est pas juste un objet, c’est un rite artistique, souvent magnifique, toujours exigeant.
Pourtant… J’ai été surprise par ce que j’ai ressenti en ce printemps 2025, quand le livre de Hieu / Kelogsloops est arrivé à ma porte.
The Art of Kelogsloops – From Sketch to Finish m’a émue.
Je m’attendais à être impressionnée par la beauté des images. Mais à la place, je me suis retrouvée avec le cœur qui s’emballe, les yeux embués, une fierté lumineuse dans la poitrine… et une furieuse envie de créer, là, maintenant, tout de suite.
À tel point que je n’ai pas pu m’en empêcher : il fallait que j’écrive. Il fallait que je partage.
L’objet-livre : Le look du Artbook
Je suis obligée de commencer par l’apparence, puisque c’est la première chose à laquelle on pense quand on évoque un artbook, et surtout, parce que celui-ci est tout simplement splendide !
Rien que l’emballage du colis respire le soin, le bon goût, l’attention portée aux détails. La version encrée de l’illustration située sur la couverture du livre est imprimée directement sur le carton de la boîte d’envoi. Le packaging est pensé au millimètre pour protéger le livre et les goodies offerts aux contributeurs à sa campagne de financement participatif sur Kickstarter.
Même si tout était magnifique, pour cet article, je vais me concentrer uniquement sur le livre lui-même.
L’extérieur du Artbook
L’Artbook est encore plus beau en vrai que sur les photoset mockups partagés pendant la campagne Kickstarter. Il est massif, carré, relié avec une couverture rigide et des tranches dorées.
La couvertureest d’une grande élégance. Comme une évidence, elle présente une œuvre de Hieu / Kelogsloops : Hide and Seek, issue de son exposition The Dream. Le titre reste discret, presque timide, laissant toute la place à l’image.
Mais ce sont les détails qui m’ont émerveillée : des papillons floqués et en relief qui captent et reflètent la lumière selon l’angle, une subtilité précieuse, et une belle évocation de ce que Hieu raconte à propos de sa découverte de la feuille d’or dans le livre :
[…] It was so fun watching how people interacted with the work, moving back and forth, left and right, and up and down to see how light hit the gold from different angle […]
(Traduction : ) […] C’était tellement amusant de voir comment les gens interagissaient avec l’œuvre, se déplaçant d’avant en arrière, de gauche à droite, de haut en bas pour observer comment la lumière frappait la dorure selon les différents angles […]
The Art of Kelogsloops, p. 110
L’intérieur du Artbook
L’intérieur est à la hauteur de l’enveloppe.
Le papier est un papier glacé épais, les couleurs sont éclatantes. C’est juste magnifique.
Et surprise : certaines pages sont en papier calque, avec uniquement le line art de certaines œuvres.
Quand on tourne la page, c’est comme un voile qui se lève, révélant ensuite la version complète de l’œuvre, juste derrière.
Et quand on laisse la page calque reposée à côté de l’image terminée, on peut observer, côte à côte, le croquis et sa métamorphose, fidèle au titre du livre : From Sketch to Finish (Du croquis à la finition).
Le contenu : bien plus qu’un catalogue de belles œuvres
Mais au-delà d’un bel objet éditorial, c’est le contenu qui m’a vraiment surprise.
Le livre compte 254 pages. Je pensais le parcourir en une soirée. Finalement, même en lecture rapide, il m’a fallu deux soirées tant il est riche en partages, en anecdotes, et en processus créatifs.
Kelogsloops aurait pu se contenter d’une compilation de ses œuvres terminées, elles se suffisent à elles-mêmes par leur esthétique. Mais non, il nous offre bien plus.
La promesse formulée durant la campagne Kickstarter est bel et bien respecté :
Inside the book, you’ll learn all about my creative journey, from the first face I ever drew (spoiler alert: it was Sailor Moon) to experimenting with watercolours, to exhibiting in art galleries around the world. […] and I will walk you through my entire art process using multiple in-depth tutorials.
[…] When I learned about inspiring artists who turned their own dreams into careers, it paved the way for me to do the same. It would mean the world to me to be able to do that for someone else. Someone much like my younger self.
(Traduction : )
Dans ce livre, je vous raconte tout de mon parcours créatif — du tout premier visage que j’ai dessiné (spoiler : c’était Sailor Moon), à mes expérimentations à l’aquarelle, jusqu’à mes expositions dans des galeries à travers le monde. […] Je vous guide aussi à travers tout mon processus artistique avec plusieurs tutoriels approfondis.
[…] Découvrir des artistes inspirants qui avaient transformé leurs rêves en métier m’a ouvert la voie. J’aimerais pouvoir faire la même chose pour quelqu’un d’autre. Pour quelqu’un comme le jeune moi.
Un équilibre juste
Ce que j’ai trouvé remarquable, c’est l’équilibre subtil entre les pages contemplatives illustrées, lumineuses ; et les pages de texte, riches en contenu, y compris un contenu très technique.
J’ai particulièrement aimé la justesse de cette balance entre confidences personnelles et cheminement artistique. Il en dit assez pour qu’on comprenne son parcours, ses influences, les raisons de ses choix, sans jamais tomber dans l’excès ou le voyeurisme façon magazine people.
Il parle avec sincérité de discussions difficiles avec sa mère sur la différence de visions autour du métier d’artiste, de ses racines vietnamiennes, et de ses amis.
On y retrouve l’humilité et l’authenticité qui transparaissaient déjà dans ses vidéos YouTube.
Les débuts… dès le début
C’est quand même curieux de voir de juste après l’intro, le livre commence par ses tout premiers dessins d’enfance maladroits, aux proportions bancales, avec des styles qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.
C’est émouvant et rafraichissant de voir que le début d’un si bel objet, n’est pas là pour nous mettre plein la vue mais rappeler des débuts de Hieu, avant qu’il devienne Kelogsloops.
Ces premières pages nous rappellent que même avec un talent comme le sien, il a fallu du temps, beaucoup de pratique, et un long chemin pour en arriver là où il est.
J’ai adoré le récit détaillé de toutes les étapes qui l’ont mené à sa carrière actuelle. Il y a des rencontres hasardeuses, mais aussi des décisions proactives, et… de la chance. Mais surtout, on voit chez Hieu une vraie capacité à être présent, prêt, et respectueux de ses chances.
Les coulisses – Sketch to Finish
Vous avez sûrement deviné, en tant qu’illustratrice, c’est clairement la partie que je préfère.
Les processus présentés dans le livre sont d’une honnêteté et d’un niveau de détail rares.
La dernière fois que Hieu avait partagé autant de coulisses derrière une exposition, c’était dans une série de 4 vidéos sur YouTube, à l’époque où il travaillait encore… dans sa chambre.
Ici, dans ce livre, on découvre une version mise à jour, approfondie et ultra généreuse du processus.
Par exemple, des pages 148 à 171, on suit pas à pas la création d’une seule œuvre : Someday This Dream Will End. Ce n’est pas simplement une liste d’étapes, mais une immersion dans sa logique de réflexion, l’explication des choix, sses ressentis, ses doutes, ses émotions à chaque stade…
Sur sa chaîne YouTube, on est déjà habitué à entendre sa voix-off partageant ses inspirations, son état d’esprit et sa logique pendant qu’il met en couleur ses illustrations sublimes.
Mais avec ce livre, on y découvre tout ce qui précède même la mise en couleur sur papier : des phases parfois peu flatteuses visuellement, mais tellement rassurantes à voir. Cela nous rappelle que rien ne se fait en un claquement de doigts, même à son niveau de professionnel expérimenté.
C’est aussi inspirant de constater que des artistes comme Hieu, et aussi Agnes Cecile, qui signe la préface du livre, continuent d’expérimenter, d’explorer, de chercher à progresser, et surtout, de rester curieux.
Sur Instagram, on peut avoir cette impression que l’art de Hieu est déjà très mature. Alors en lisant le livre, on comprend bien mieux les différentes phases de sa vie artistique : par exemple, lorsqu’il utilisait principalement du rouge et du bleu foncé, avant de tendre vers un rendu plus « dreamy », d’expérimenter les effets métallisés sur les nuages, les textures dans le ciel, ou différentes manières de traiter les arrière-plans…
In earlier works, I used watercolor as a means of adding abstract and surreal elements to the piece, such as these vibrant explosions of colour in subject’s hair.(Traduction : ) Dans mes premières œuvres, j’utilisais l’aquarelle comme un moyen d’ajouter des éléments abstraits et surréalistes à la composition, comme ces explosions vibrantes de couleurs dans les cheveux du personnage.
The Art of Kelogsloops, p. 63
I was no longer experimenting with bright yellows purples, reds and aquas, trading them in for golds, deep blues and warm skin tones.(Traduction : ) Je n’expérimentais plus avec des jaunes vifs, des violets, des rouges ou des bleus intenses, que j’ai troqués contre des ors, des bleus profonds et des teints de peau chaleureux.
The Art of Kelogsloops, p. 78
I knew I wanted the color palette to be soft and dreamy… I landed on a palette that involved mostly pastel tones: soft pinks, warm yellows, muted orange, and subtle blues.(Traduction : ) Je savais que je voulais une palette douce et rêveuse… J’ai opté pour des tons principalement pastel : des roses tendres, des jaunes chaleureux, un orange atténué, et des bleus subtils.
The Art of Kelogsloops, p. 156
The Art of Kelogsloops : Be Sincere, Not Serious
Ce qui me reste en tête après lecture, c’est que ce livre incarne parfaitement l’idée : “Sois sincère, mais ne te prends pas trop au sérieux.”
Même si on ressent très fort le respect profond de Hieu pour l’art et pour son métier, on voir aussi l’approche joyeux, souple, profondément humaine.
Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est la présence de ses amis tout au long du livre. On sent qu’il est bien entouré, soutenu, et pas seulement par d’autres artistes. Il leur accorde une place importante dans son récit, et leur présence traverse tout l’ouvrage avec chaleur :
I’d always wants my own studio space, so in 2021, my friend and I rented one together.(Traduction : ) J’ai toujours rêvé d’avoir mon propre atelier, alors en 2021, un ami et moi en avons loué un ensemble. »
The Art of Kelogsloops, p.242
My friend and I both screamed and jumped around the room.(Traduction : ) Mon ami et moi avons crié et sauté partout dans la pièce.
The Art of Kelogsloops, p.110
I usually ask for my physiotherapy friends for an anatomic check […] I have three friends who I usually ask to help model and pose for these photos…(Traduction : ) Je demande souvent à mes amis kinés de vérifier l’anatomie […] J’ai trois amis à qui je demande régulièrement de m’aider à poser pour ces photos.
The Art of Kelogsloops, p.154
Et oui, on découvre enfin l’origine de son pseudonyme “Kelogsloops” (plus aléatoire, tu meurs 😂), un nom qu’il reconnaît lui-même comme « childish and unprofessional » (« enfantin et pas sérieux »).
Mais quand on voit la qualité de son travail, on comprend que ça n’a aucune importance : ce nom est devenu une véritable signature, unique et mémorable.
Fun fact : il y a une petite coquille à la page 103, dans un encart où il évoque justement l’idée de changer de pseudonyme : son nom y est mal orthographié ! Cela m’a fait sourire : un acte manqué, peut-être ? 😁
Leçon à retenir pour nous, artiste qui débute : on s’en fiche du nom, pseudonyme ou nom de marque, même si c’est un choix « random », difficile à épeler. Ce qui compte, c’est ce qu’on crée !
En fermant ce magnifique artbook…
Point fort du artbook
J’avais placé la barre très haut, influencée par ma perception sur les artbooks, et franchement, j’ai été bluffée.
Malgré son professionnalisme et son exécution impeccable, ce livre reste profondément sincère, positif et accessible.
Le texte utilise un langage simple, jamais prétentieux, sans pour autant sacrifier la richesse du contenu technique, qui ravira les illustrateurs, les artistes, et les curieux du “comment”.
Point faible (très relatif)
Même si pour moi, et sans doute pour beaucoup d’autres artistes, c’est une pépite, car nous sommes clairement le cible du livre.
Mais je pense que pour les personnes qui ne pratiquent pas l’art visuel, ou qui ne s’intéressent pas aux coulisses de la création, le contenu pourrait sembler trop technique.
Mais c’est un pari que Hieu et 3dtotal Publishing ont choisi et assumé.
Autre petite remarque : parfois, les œuvres ne sont pas accompagnées de leur titre, ou alors il manque un sommaire visuel pour s’y repérer facilement, ça peut compliquer un peu la recherche d’une pièce en particulier.
Un artbook qui donne envie de créer, encore et encore…
Vers la fin du livre, après avoir contemplé toutes les magnifiques œuvres de Hieu, pile au moment où j’ai commencé à penser que je n’arriverai jamais à son niveau, cette phrase vient comme du baume au cœur :
As a young artist, there’s a very fine line between feeling inspired by the incredible artists you look up to and intimidated by their great work. […]
Keep on running! And that person running in front of you? Keep running with them !(Traduction : ) En tant que jeune artiste, il y a une frontière très fine entre être inspiré par les artistes incroyables qu’on admire, et se sentir intimidé par leur niveau. Continue de courir ! Et cette personne qui court devant toi ? Cours à ses côtés !
The Art of Kelogsloops, p.237
Cette lecture m’a tellement marquée que j’ai ressenti le besoin d’écrire un article de blog dans l’urgence, alors même que j’avais décidé de mettre le blog en pause pour me concentrer sur la réalisation du documentaire Behind the Dream.
J’ai juste envie de tendre ce livre à mon moi adolescente, juste avant l’été de sa 7e année scolaire, et de lui dire :
Keep creating!
Tu Ha An
En ce moment, la post-production du documentaire Behind the Dream ne me permet pas de reprendre la rédaction du blog de façon bimensuelle comme avant, c’est donc sur Creati’letter, ma newsletter mensuelle, que je partage mes réflexions les plus intimes, celles que je n’ose pas encore partager publiquement sur les réseaux sociaux, sous forme de leçon créative du mois, et aussi les coulisses de mon métier et les actualités de mes activités créatives.
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