Edité par mon amie d’enfance Nguyen Viet Chau Linh
Le « Tết Nguyên Đán », souvent appelé « Tết », est la fête la plus importante de l’année dans la tradition vietnamienne. Il s’agit du Nouvel An selon le calendrier lunaire. Cette fête est aussi importante pour les Vietnamiens que le Noël pour les Occidentaux. Étant Vietnamienne et fière de l’être, je suis surprise de ma confusion quand je pense à ma relation avec la fête du Tết. Mes sentiments envers cette fête aux nombreuses traditions sont tellement difficiles à définir, surtout à cause des ressentis que pendant longtemps, je me forçais à nier.
Il y a une semaine, j’ai contacté une amie de longue date pour organiser un déplacement professionnel. Mon amie, qui est aussi Vietnamienne, m’a fait réaliser que la date de mon déplacement tombe pile-poil le jour du Tết. Elle m’a donc invité à passer le réveillon chez elle, en mode cocooning entre potes. Je me suis rendue compte que je ne fêtais plus le Tết depuis des années. Déjà, cela peut paraître étrange pour une Vietnamienne, et encore, ma relation avec le Tết a pris des tournures inattendues pendant la dernière décennie. En regardant en arrière, j’ai découvert que les changements de mon attitude envers le Têt vont de pair avec les virages dans ma vie créative.
Tết de mes souvenirs
Honnêtement, je n’aimais pas le Tết.
Très tôt, j’étais consciente que le Tết est une période extrêmement anxiogène pour ma mère. J’avais toujours l’impression que c’était un « deadline » qui nous chassait avec des tonnes de préparations à respecter. Je lisais le stress sur le visage de ma mère face à de grosses dépenses de fin d’année qui dépassent parfois notre budget de famille. Mais ces dépenses faisaient partie des traditions et les règles à honorer, il valait mieux accepter pour garder la face. Je me souvenais aussi du planning chargé des visites chez les membres de la famille proche comme lointaine, chez les collègues et chez les supérieurs hiérarchiques. Pour ma mère, que j’ai toujours connue casanière et introvertie, cette fête est loin d’être les vacances.
Les fêtes du Tết m’obligeaient aussi à me confronter à la différence de traitement entre les hommes et les femmes. Malgré les évolutions dans le monde du travail et l’arrivée des produits de la culture populaire occidentale prônant l’égalité des sexes, tout ce que je voyais à chaque Tết était des femmes qui montaient et descendaient les escaliers d’une maison de quatre étages en hâte pour servir la grande famille d’une vingtaine de personnes, ou plutôt d’une vingtaine d’hommes en train de picoler. Même si on me répétait que servir la famille était le bonheur d’une femme, j’avais du mal à le détecter dans les yeux remplis de fatigue de ma mère, de mes tantes, ou de mes cousines… Je voyais les jolies assiettes avec des meilleurs plats de l’année, concoctés par ces femmes, figurent sur la table de fête ; alors que ces excellentes cuisinières restaient manger en se précipitant à une table « de rang inférieur », ou dans la cuisine, avec les assiettes plus petites, non décorée.
À cette époque, j’étais persuadée que les traditions qu’on chérissait ressemblaient plus à une cage qui prive les femmes de leur liberté.
D’ailleurs, les hommes n’étaient pas non plus à l’abri des discriminations. C’était courant de voir les jeunes hommes qui étaient forcés à boire jusqu’à l’état d’ivresse, sous la pression et l’incitation d’autres hommes ayant une position sociale ou familiale plus importante. Les hommes subissaient également l’injonction de prouver leur « succès » (avoir une promotion, ou une nouvelle maison, ou un fils…), sans quoi ils seraient obligés d’être relégués à la table « de rang inférieur ».
Comme le Tết représente avant tout la réunion de la famille, les adultes ne pouvaient pas s’empêcher de comparer leurs enfants. Chaque Tết, on me rappelait à quel point j’étais un enfant décevant qui ne faisait que gribouiller des conneries.
Heureusement que ces comparaisons n’ont jamais influencé la relation entre moi et mes cousins ou cousines. Nous étions toujours heureux de nous retrouver chaque année et de nous rassurer entre nous.
Au moment où le feu d’artifice du réveillon s’arrêtait, avec le cousin le plus jeune, j’étais envoyée au bureau pour entamer le « premier trait de l’année » (khai bút), ou précisément, faire nos devoirs de vacances. (Oui, parce que les professeurs nous avaient donné une tonne de devoirs, de peur qu’on s’ennuie pendant les fêtes. Mais croyez-moi, étant considérée comme une « future femme de famille », mes vacances de Tết était loin d’être reposantes. Et c’était pénible de faire ses devoirs de maths à minuit passé, après une journée épuisante dans la cuisine.)
Les Vietnamiens croient que les premiers gestes de l’année reflètent les douze mois à venir. C’est pour cela que commencer son année avec les devoirs était non-négociable. Seulement après m’avoir assurée que la seule personne qui pouvait surveiller mes actes était mon cousin qui piquait du nez à l’autre bout du bureau que je pouvais commencer mon propre rituel. Mes premiers traits de l’année étaient toujours un tout petit dessin en cachette, qui emportait mon souhait d’avoir une année remplie de créativité.
Il y a de fortes chances que je continuerais à détester le Tết si je n’ai pas eu le premier changement de vie, suivi par le premier virage créatif.
Tết d’expatriée
J’ai passé mon premier Tết en tant que jeune adulte à 10 000 km du Vietnam.
La logique voulait que je me sente nostalgique à l’approche de la fête du Tết s’approchait. Si ma vie avait été un rom-com, j’aurais compris que les moments en famille étaient les plus précieux, que la distance m’aurait fait manquer enfin l’esprit du Tết et que j’aurais tout fait pour revivre un Tết en famille…
À la place, bizarrement, je ne ressentais pas grande chose, pas de manque, ni de soulagement envers ce rituel que j’ai connu depuis ma naissance.
Pourtant, cette année-là, j’ai pleinement vécu le Tết pour la première fois.
À cette époque, j’habitais dans une petite ville où il n’y avait même pas dix étudiants vietnamiens. Au printemps, la question la plus courante des amis français était : « Vous fêtez aussi le Nouvel An chinois ? ». Comme personne parmi nous n’avait passé le Nouvel An en Chine (et parce que nous avions un peu marre de ceux qui pensent que tous les Asiatiques sont Chinois), nous passions des heures à parler passionnément de notre Tết. Et vu que nos amis français semblaient intéressés, nous avions envie de leur faire vivre un vrai Tết.
C’était pour cela que le petit groupe d’étudiants qui n’avaient pas de famille à côté, ni moyen, qui ne savait même pas où trouver les décorations essentielles, se lançait dans la préparation du Tết.
Pour la première fois, je vivais entre les femmes et les hommes qui se donnaient corps et âme à organiser cette fête si symbolique. Il n’y avait pas de place à la discrimination ni à l’exhibition de fortune ou de réussite sociale. Tout se condensait dans le bruit du hachoir, dans l’odeur de la friture, dans la marmite de « bánh chưng » que nous avions passé une nuit blanche à surveiller, et beaucoup de rigolades.
Ce premier Tết était juste un repas avec nos professeurs d’université, les directeurs de thèse et quelques camarades de classe. Mais depuis ce jour-là, le Tết est devenu un évènement annuel indispensable. Chaque Tết prenait plus d’envergure que le précédent avec un assortiment de coutumes, de festivités et de spectacles. Chaque Tết, je me lançais dans de nombreuses d’activités créatives, encouragée par de mon entourage. J’ai testé le chant, la danse, l’animation, la réalisation de court-métrage, l’organisation de spectacle…
Mon planning du Tết était deux fois plus chargé que quand j’étais au Vietnam, mais mon ressenti renvoyait l’exact opposé de mon souvenir. Le rituel personnel du dessin minuscule en cachette a été remplacé par un processus de création qui débutait des mois avant le Tết, pour offrir une explosion de sensation durant les spectacles de début d’année. Je croyais avoir enfin capté l’esprit du Tết. Je croyais trouver à chaque Tết une occasion où je pouvais afficher mon identité en étant entourée par des amis et par la créativité.
J’aurais aimé que ce sentiment dure pour toujours, pourtant, plus le temps passait, plus mon enthousiasme s’envolait.
Tết en moi
Il y a quelques années, avec un changement de région à but professionnel, je partais loin de ma région adoptive, loin des amis vietnamiens.
La première année qui suivait le déménagement, je ne faisais rien pour la fête du Tết. Encore une fois, j’étais censée être triste, mais curieusement, je me sentais… normale. Certains pensaient que j’avais perdu mes racines, certains d’autres étaient persuadés que c’était la preuve de la dégradation de ma qualité de vie, à cause de la distance qui me séparait de mes amis vietnamiens et de ma famille. Certains me qualifiaient comme une carriériste comme dans les films de Noël américains où le personnage principal se focalise sur sa carrière et ne prête plus attention à la fameuse magie de Noël. D’ailleurs, pour quelqu’un qui aime créer, tout arrêter d’un coup aurait dû me laisser un grand vide.
Cependant, je n’ai rien senti de tout ça.
J’ai pris le temps d’observer le Tết de loin, et soudain, j’ai constaté que mes précédents Tết ressemblaient à des expositions. Le Tết de mon enfance était comme une exposition avec les comportements à suivre de façon stricte, sans se poser de question puisqu’il s’agit de la tradition. Le Tết de ma vie d’étudiante était une jolie exposition pour montrer sa culture d’origine, sa différence et pour célébrer la fierté d’être Vietnamiens. À ce moment, après plus de 5 ans de vie d’expatriée, les obligations de « futur femme de famille » n’étaient plus chargées sur mes épaules. Je ne ressentais plus le besoin de renforcer mon identité vietnamienne aux yeux des Français. C’était une mission que je pensais avoir remplie, il était temps de passer à l’étape suivante.
Je trouvais que je suis comme ma mère, casanière et introvertie. Toutes les deux, nous n’aimons pas les obligations sociales du Tết. Sauf que ma mère n’a jamais eu l’occasion de s’arrêter, de prendre du recul et de se poser la question « Qu’est-ce que le Tết pour moi ? »
J’ai décidé donc de prendre le temps qu’il faut pour analyser, pour observer et pour répondre à cette question.
À chaque Tết, j’ai choisi de faire uniquement ce qui me venait à l’esprit. C’était amusant de faire le grand ménage avant le réveillon, ou de faire attention à ne pas vider la poubelle pendant les fêtes, ou de porter un joli haut rouge pour aller au boulot le jour de l’An…
J’étais heureuse d’avoir quelque chose spéciale pour moi-même, pour mon Tết. Je sentais que j’avais enfin réussi à apprivoiser le Tết, ou peut-être que c’était l’inverse, c’était le Tết qui m’avait apprivoisée.
Je faisais la même chose pour ma créativité. Je suis tellement reconnaissante d’avoir eu l’opportunité et la confiance des amis pour tester un maximum d’activités créatives. J’ai passé des moments extraordinaires et ces compétences m’accompagneront pour toujours. Mais la seule chose que j’ai envie de faire pour le nouvel an restait… un petit dessin.
Même si je suis trop terre-à-terre pour croire que les premiers gestes de l’année dicteront l’année à venir, ce rituel du petit dessin avec le simple souhait de mon enfance reste l’acte le plus important de mon Tết. J’étais plus sûre que jamais sur la voie que je devais prendre.
Ce Tết
A la base, je n’ai rien prévu pour le Tết cette année. Mon « déplacement professionnel » était tout simplement une rencontre pour préparer une nouvelle rubrique sur le blog. (Ceci n’est pas une annonce officielle ! 😉 …) Je me rends compte que ce Tết serait à nouveau rempli de créativité, d’une façon beaucoup moins spectaculaire que dans le passé, mais plus posée, plus profonde.
L’amie avec qui j’ai passé le réveillon, la food blogueuse Tea Ah, est une personne qui a un lien spécial avec ma vie créative. C’était avec elle que j’ai fait les premiers pas dans la réalisation de vidéo, et aussi dans l’écriture de blog. (Sans compter toutes les fois où elle m’a appris le b.a.-ba de la communication et du marketing, pile au moment où j’avais besoin, comme par magie !) Elle a remarqué que je n’étais plus crispée à l’idée de revoir les anciens potes. Elle devinait qu’avec la confiance acquise que je suis devenue illustratrice à plein temps, je n’avais plus peur de la pression des pairs.
Et moi, je suis enfin prête à accueillir le Tết traditionnel à nouveau, à construire de nouveaux souvenirs, et à commencer à donner un nouveau sens à chaque croyance du Tết.
Bonne année lunaire, bonne fête du Tết !
Keep creating!
Tu Ha An
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