Edité par ma Viet-unnie Chopsticks
Ceci est la suite de l’article « Une illustration de A à Z (commande client) : quand la discipline est la base de la magie (1/2) : Tout NE commence PAS par un trait sur une feuille… » publié le 5 août 2022.
Dans le dernier article, nous avons décortiqué les exigences de mon client, mes recherches, le raisonnement derrière chacun de mes choix pour construire la boussole qui guidera toutes les étapes suivantes.
Aujourd’hui, je vais vous faire découvrir la partie « production ».
Pour rappel, ce projet est une mise en situation d’une commande pour illustrer la pochette d’un CD éducatif dédié à l’apprentissage de la langue française pour les enfants. Les illustrations doivent refléter les paroles de la chanson « La semaine de la musique ».
Cet article est accompagné d’une vidéo.
Deuxième partie :
Créer avec le cœur d’artiste et le cerveau d’ingénieur
Comme énoncé dans le brief (voir la Première partie), le client souhaite obtenir les illustrations entièrement réalisées à la main sur du papier avec des outils traditionnels (contrairement à l’illustration digitale).
Etant donné que la commande comprend également la création d’une carte postale pour chaque personnage, en plus de la pochette sur laquelle les 7 personnes apparaissent tous ensembles, je dois réaliser les 7 illustrations séparément et les assembler par la suite.
(Le matériels utilisés pour les prochaines étapes a été mentionné dans l’article « Mon matériel aquarelle traditionnelle pour illustrateur qui débute »)
Le croquis – le pilier
Le premier trait sur la feuille
Vu la taille des cartes postales et de la pochette de CD, le défi est de trouver le bon niveau de détail pour chaque dessin. Il faut que les animaux soient assez détaillés quand ils apparaissent sur les cartes postales. En revanche, quand ils sont tous imprimés en petit sur la pochette, il ne faut pas que le visuel soit surchargé.
Je me base sur les références collectées lors de l’étape précédente (voir la Première partie) pour construire mes croquis. A ce stade, les crayonnés restent rugueux et grossiers. L’important, c’est de permettre à mon client de distinguer les éléments proposés.
Le temps passé sur les 7 croquis : 5 heures et 20 minutes
Dans la plupart des cas, j’arrive à trouver l’équilibre au niveau des détails grâce à l’expérience et à la maîtrise de mon propre style. Toutefois, quand le délai de production le permet, je scanne tous les croquis et fais un montage pour une auto validation mon estimation. Cette habitude de tout vérifier vient sûrement de mon ancienne profession dans la sécurité ferroviaire.
Je profite également de ce montage pour tester les couleurs que j’avais en tête. Une fois certaine de ma proposition, j’envoie le tout à mon client.
Le temps passé sur le montage et le test de couleur : 2 heures
Le retour du client
Puisque je vous ai promis un processus réaliste, nous ne pouvons pas ignorer les commentaires du client avec les demandes de modification.
La majorité de mes illustrations a plu à mon client. Toutefois, il souhaite que je revoie deux éléments suivants :
- #3-mercredi : Nous adorons la posture et le vêtement. Cependant, nous trouvons que la tête du loup ressemble trop à celle d’un renard.
- #5-vendredi : Nous aimons beaucoup le chat marbré, mais le chat est petit et la tenue semble être sombre pour que l’animal soit remarqué. Est-ce que vous pouvez lui donner des vêtements plus colorés, ou peut-être la tenue traditionnelle d’un autre pays ?
Pour le loup, la modification est purement technique.
Cependant, le cas du chat marbré nécessite plus de réflexions. Le chat marbré choisi est une espèce rare vivant dans les hauts plateaux du Centre du Vietnam. Pour rester cohérent, il faut que je dessine la tenue traditionnelle d’un autre pays où vit cette espèce. En parcourant la liste de ses habitats, je suis particulièrement inspirée par le pays du bonheur, le Bhoutan.
J’aime beaucoup l’idée d’un chat marbré du bonheur vêtu d’un kira et d’un wonju bhoutanais. De cette manière, à la place d’un duo Chat marbré « garçon » – éléphant « fille » de l’ethnie Gia Rai, Vietnam, nous aurons un duo de deux « filles » : Chat marbré Bhoutanaise et éléphant Vietnamienne.
Mon client approuve aussi cette idée et me donne le feu vert pour la suite.
Le temps passé sur les modifications : 1 heure et 15 minutes
La phase de recherche et de croquis est terminée. Nous entamons la phase de finalisation avec l’étape que j’appréhende le plus :
L’encrage – le point non-retour
Puisqu’il s’agit des illustrations traditionnelles, à partir de cette étape, le niveau de flexibilité est drastiquement réduit. Une fois que l’encre noire coule sous les mouvements du stylo, elle restera éternellement sur la feuille.
Honnêtement, malgré des années de pratique, ça m’arrive toujours de procrastiner avant l’encrage, de peur de ruiner mon propre travail que j’ai tant chéri.
La situation ressemble exactement au moment où je suis sur une plage en Bretagne. L’eau est froide, entrer dans l’eau froide demande beaucoup d’effort, mais une fois dedans, c’est le bonheur absolu ! Dans cette circonstance, l’unique solution est de commencer à encrer, le plaisir arrive indubitablement par la suite !
Le temps passé sur l’encrage : 2 heures et 50 minutes
Une fois l’encrage avec l’encre noire terminé, je laisse sécher le dessin pendant une journée avant de gommer les traits de crayon gris, afin d’éviter les accidents du type l’encre qui bave sous le frottement de la gomme. Le Ctrl+Z n’existe certainement pas dans les illustrations traditionnelles. Il est donc primordial de redoubler d’attention.
Afin d’alléger le dessin, j’encre certaines zones avec des crayons aquarellables, car les traits se dissoudront lors du coloriage et ne laisseront pas de contour visible.
Le temps passé sur les zones sans contour visible : 1 heures et 30 minutes
Cette étape n’est qu’une préparation pour le coloriage, le résultat n’est donc pas communiqué aux clients en temps normal. Cependant, je scanne toujours mes encrages avant de passer à l’étape la plus importante, la plus délicate, la plus technique :
Le coloriage – « Puisque c’est ma rose ! »
Le chaos et la poésie
La technique que j’utilise pour la plupart de mes illustrations est l’aquarelle. Malgré des années de pratique, il existe toujours une dimension incontrôlable venant de l’eau.
Pourtant, semblable à la rose du Petit Prince, l’illustration traditionnelle si capricieuse est aussi charmante et authentique, fragile et unique. Aucune technique numérique ne peut remplacer le bruit du crayon sur le papier ou la sensation quand la peau glisse sur les grains de feuilles. Toute hésitation, toute excitation, toute découverte surprise, tous les “Oups !” non-retour sont couchés à jamais sur papier.
Je suis tombée amoureuse de l’aquarelle au moment où j’ai vu la trace d’eau mélangée avec la couleur briller sous la lumière. Son côté imprévisible me donne la palpitation tout le long de la création. L’aquarelle m’oblige également à être patiente pour attendre que la couleur sèche avant d’attaquer une nouvelle couche. Pourtant, ce sont ces moments d’attente qui me donnent le recul nécessaire durant le processus.
Je suis toujours reconnaissante quand les clients aient la même sensibilité et me fassent confiance pour choisir l’illustration traditionnelle pour leurs projets.
Pourtant, à chaque fois que je suis satisfaite d’une étape de travail, j’ai toujours peur de l’endommager en faisant un faux pas à l’étape suivante. Ainsi, je scanne fréquemment mes illustrations en cours pour garder une preuve du moment de satisfaction (et aussi pour éviter la procrastination provoquée par l’hésitation).
Mais surtout, je scanne pour avoir un backup. Dans la sécurité, on répète constamment que le risque zéro n’existe pas ! Je ne peux pas être certaine de ne jamais faire d’erreur ou qu’aucun événement extérieur ne peut dégrader mon dessin. Les scans me permettent d’avoir un Ctrl+Z dans la vraie vie afin de respecter les délais et de garder le niveau de qualité même en cas de pépin. Tout ce que j’ai à faire est d’imprimer la dernière étape achevée et continuer sur la même lancée au lieu de tout redessiner.
Le temps passé sur le coloriage : 8 heures et 40 minutes
Et l’inspiration dans tout ça ?
En réalité, l’inspiration ne reste pas constante du début à la fin d’un projet. Comme dans tous les métiers, il y a des jours avec et des jours sans.
Il y a des jours où il suffit de suivre l’intuition, où chaque trait semble facile et léger. Ces jours ressemblent plus ou moins à l’image du métier créatif vu sur les réseaux sociaux. Mais il y a aussi des jours où tout semble lourd et difficile, où la motivation est au plus bas, où rien ne se passe comme prévu.
Quand on est professionnel, l’écart entre le jour avec et le jour sans ne doit pas se faire ressentir sur le produit final. Si l’inspiration ne se pointe pas au début de la journée de travail, c’est la discipline qui prend le relais.
Personnellement, le plaisir que je ressens avec mon métier n’est pas uniquement comblé lorsque mon inspiration est remplie à ras bord. La satisfaction réside également dans l’accomplissement lorsque que l’intuition se tait, lorsque qu’un joli dessin voit le jour grâce à l’effort et à la maîtrise en toute conscience.
Toutefois, même dans ces moments-là, une brise d’inspiration continue à m’accompagner à travers la liste de notes que je remplis tout le long du processus, à chaque fois que l’inspiration me souffle une idée (voir la Première partie).
Petit détail, grand impact
Comme la couture ou la maroquinerie, ce sont souvent les petits détails de finition qui donnent l’aspect soigné et amplifient la valeur de l’œuvre finale.
Une fois le coloriage à l’aquarelle terminé, je sors la liste de notes et j’applique l’ensemble des détails prévus.
Le temps passé à ajouter l’ensemble des détails : 2 heures et 45 minutes
La ligne d’arrivée
Même si l’illustration est réalisée traditionnellement, vu qu’elle sera imprimée sur une pochette de CD, elle doit être remise au client sous format numérique en respectant certaines exigences techniques. Il est donc nécessaire de préparer les fichiers pour obtenir un rendu optimal.
Le traitement
Cette étape consiste à nettoyer le dessin numérisé pour enlever les traces de poussière sur la feuille ou sur la vitre du scanner et à détacher les personnages du fond. J’effectue également quelques retouches pour que la version numérisée ressemble le plus possible à la version originale.
Le temps passé sur le traitement : 2 heures et 10 minutes
L’assemblage
Il est enfin temps de placer les personnages l’un à côté de l’autre, dans l’ordre des jours de la semaine.
Le temps passé sur l’assemblage : 1 heure et 30 minutes
Mon travail s’arrête au moment où j’envoie les fichiers d’illustration à mon client. En temps normal, même si je peux imaginer plus ou moins le produit final grâce à la maquette fournie par le client et à mes montages, je dois aussi attendre que le ou la graphiste du client effectue son travail avant de découvrir le rendu final. Dans la plupart des cas, je le découvre en même temps que le grand public.
(Si vous êtes curieux de savoir la différence entre le métier d’illustrateur et le métier de graphiste, vous pouvez lire mon article « Quelle est la différence entre un illustrateur et un graphiste (designer graphique) ? »)
Mais bien évidemment, je ne peux pas terminer cet article ici sans vous dévoiler le rendu final de mes 7 animaux sur la pochette de CD.
La semaine de la musique
Et voici le rendu final tant attendu :
De A à Z
Finalement, combien de temps m’a-t-il fallu pour réaliser ce projet ?
Si on additionne des heures de production pure et dure listées à la fin de chaque chapitre, la durée totale est de 31 heures et 30 minutes, sans compter le temps d’attente (l’incubation (voir la Première partie), le temps de séchage…)
En réalité, il faut y ajouter également le temps passé sur les petites tâches comme la préparation des fichiers, des présentations à envoyer lors des différentes phases de validation, les échanges avec le client, etc. Le nombre maximal de modifications a été convenu avec le client avant le démarrage de chaque projet.
Du côté client, il faut prendre en compte aussi le temps d’étudier chaque proposition ainsi que le temps de réflexion.
La création de A à Z d’un projet similaire à notre mise en situation dure en général 2 semaines et demie à 3 semaines.
Une illustration commerciale n’est (peut-être) pas une œuvre d’art…
Mes illustrations ne sont pas créées pour être exposées, un jour, dans un musée. J’aimerais juste créer une brique qui contribuerait à faire passer les messages, à souligner les valeurs ayant un impact positif sur le monde d’aujourd’hui.
Répondre à une commande client est selon moi de jouer pleinement le rôle d’artiste, d’entrepreneure, de technicienne, de conseillère, et ça c’est la richesse de mon métier.
Si vous avez un projet éditorial, corporatif ou commercial, et vous êtes sensibles à la diversité culturelle, parlez-en moi autour d’un café, par visioconférence ou par mail. Nous pouvons peut-être donner vie à tous ces projets ensemble….
Keep creating!
Tu Ha An
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Valentine
Vraiment passionnant! Merci beaucoup pour ce partage de votre travail. J’aime aussi beaucoup le travail en tradi (d’où mon amour de l’aquarelle également) et vos mots m’ont beaucoup touchée. C’est un très beau projet que vous avez mené !
Tu Ha An
Vos commentaires ont rempli mon stock de motivation pour la semaine 🤗 Merci d’avoir pris le temps de lire mes articles, et de laisser ces mots doux.
Valentine
Avec grand plaisir 🙂 je suis passée du vouvoiement au tutoiement entre chaque commentaire mais nous nous sommes comprises hihi !
Kristel
Bonjour. Je me permets de te laisser un commentaire. Déjà pour te féliciter. Ton travail est remarquable. Tout le long de ma lecture, j’ai vu beaucoup de ressemblance avec ma façon de faire. Voilà je souhaite devenir dessinatrice-illustratrice de couverture de livre. Actuellement je réalise (pour une amie) la couverture de son 1er roman. Suite à ces recommandations, et toutes mes recherches. J’ai effectué le dessin, et je m’apprête à le reproduire sur ordinateur. Quand il sera terminé, je me consacrerai à me faire un porfolio. Mais voilà mon problème est que, malgré toute mes recherche pour en faire mon métier, je suis perdu pour la marche à suivre quand j’aurais réalisé mon porfolio.
Tu Ha An
Bonjour Kristel, merci pour ton gentil commentaire. C’est génial de voir que nos méthodes se ressemblent. Bravo pour ta première réalisation pour ton amie, c’est une étape importante, et c’est génial que tu aies déjà des projets concrets ! Pour la suite, une fois que ton portfolio est prêt, tu peux démarcher directement des maisons d’édition, des auteurs indépendants, ou te tourner vers des groupes Facebook et des forums qui mettent en relation les auteurs et les illustrateurs. Participer à des concours d’illustration ou des salons dédiés aux livres peut également te permettre de te faire remarquer. N’hésite pas à te créer une présence en ligne, sur Instagram, ou Behance, où tu pourras montrer ton travail et attirer de potentiels clients. Si tu as d’autres questions ou as besoin de conseils, n’hésite pas à m’écrire ! Je te souhaite plein de succès dans ta carrière d’illustratrice.